Déjà au XVIIIe siècle Condorcet préconisait « l’art de se construire soi-même ». Au sein de la pédagogie moderne, c’est dans les années 1970 que l’autoformation a fait son entrée, par le biais de la psychologie et de la sociologie. Plusieurs théoriciens, principalement en France, aux États-Unis et au Canada ont contribué à faire évoluer ce concept, que nous avons défini dans un article précédent intitulé Autoformation 101. Pour prendre la mesure de sa complexité et de sa richesse, nous vous proposons ici un aperçu de quelques-uns des moments charnières de son évolution, retracés pour la plupart dans l’ouvrage L’autoformation : pour apprendre autrement de Nicole Anne Tremblay.

AVANT 1960

Le désir intemporel d’apprendre par soi-même. De tout temps, il y a eu des apprenants autonomes, des individus qui ont eu envie d’apprendre par leurs propres moyens.

L’autodidaxie en Grèce antique. Socrate et Platon valorisaient cet effort qu’ils percevaient comme une forme de sagesse. Toujours en usage, c’est le terme « autodidacte », du grec ancien autodidaktos signifiant « qui enseigne à lui-même », qui a le premier servi à traduire cette réalité.

Avant la scolarisation obligatoire. Le recours à l’autodidaxie a été pour certains la solution à une scolarité insuffisante. Si l’histoire compte plusieurs autodidactes célèbres, il faut savoir que ce moyen de développement de soi, d’accomplissement professionnel ou encore d’émancipation a émergé dans toutes les couches de la société. L’autodidacte et l’autodidaxie ont d’ailleurs été des concepts phares de la recherche sur l’autoformation en sciences de l’éducation.

Apparition du terme self-directed learning. Dans son ouvrage The Meaning of Adult Education qui paraît en 1926, l’Américain Eduard C. Lindeman utilise le terme self-directed learning (apprentissage autodirigé) avançant que « les adultes ont un besoin profond de s’autodiriger ». Ce terme sera adopté plus tard par le courant américain pour désigner ce que les francophones appelleront l’autoformation.

ANNÉES 1960 ET 1970

Pionnier canadien : du terme « autoformation » à la notion de projet. En 1967, le Canadien Allen Tough publie sa thèse Learning without a teacher dans laquelle il présente les dimensions de la « formation par soi-même » et utilise le terme « autoformation ».  Dans son ouvrage phare The Adult’s Learning Projects, paru en 1971, Tough se penche sur les apprentissages des adultes en dehors des cadres institutionnels et met en lumière l’importance de la notion de projet dans leur apprentissage qu’il définit comme un effort majeur et intentionnel de gagner des connaissances ou un savoir-faire.

Notion d’autonomie dans l’éducation des adultes au Québec. Alors que le premier programme d’andragogie francophone au monde voit le jour au Québec en 1969, Claude-René Touchette, l’un des pionniers québécois de cette discipline, place au cœur de sa définition de l’andragogie la notion d’autonomie.

L’apprenant libre. En 1969, le psychologue américain Carl Roger, fondateur de l’approche « centrée sur la personne » publie sa conception pédagogique dans Freedom to learn. Celle-ci met l’accent sur la capacité d’autonomie, d’autorégulation et d’actualisation de chaque être humain, soutenant qu’en conséquence l’enseignant ne devrait pas se faire « maître à penser », mais plutôt « facilitateur d’apprentissage ».

L’autoformation dans l’éducation des adultes. À la fin des années 1960 émerge l’idée que l’adulte est un apprenant distinct qui donnera naissance au concept d’andragogie (voir L’adulte : un apprenant distinct). Malcolm Knowles, l’un des fondateurs de l’andragogie, publie en 1975 Self-Directed Learning : A Guide For Learners and Teachers, un guide d’apprentissage de l’autodirection par la méthode du contrat entre un l’étudiant, dit « apprenant » et l’enseignant, désormais « facilitateur ». Knowles définit l’apprentissage autodirigé comme « une démarche dans laquelle un individu prend l’initiative, avec ou sans l’aide des autres, d’établir ses besoins d’apprentissage, de formuler ses objectifs d’apprentissage, d’identifier les ressources (humaines et matérielles) nécessaires à l’apprentissage, de choisir et de mettre en œuvre des stratégies d’apprentissage appropriées et d’évaluer les résultats de l’apprentissage ». Apprendre par soi-même à l’intérieur de dispositifs pédagogiques ouverts devient une voie de choix en andragogie.

Courant américain centré sur l’individu. Aux États-Unis le terme self-directed learning (apprentissage autodirigé) commence à désigner ce mouvement d’études et de pratiques qui met l’emphase sur la responsabilité de l’individu (le self) dans son apprentissage. Influencé notamment par les valeurs américaines et l’individualisme, le courant qui se dessine chez nos voisins du Sud se base sur l’idée que l’individu occupe une « place centrale, nécessaire et suffisante » à son apprentissage. Le concept d’« autodirection », qui se trouve au cœur de l’apprentissage autodirigé, peut se résumer à la capacité ou la volonté de l’apprenant d’assumer la responsabilité de ses apprentissages. Dans l’Amérique du Nord de la fin des années 1960, le concept d’apprentissage autodirigé est reconnu à la fois par la science et la pédagogie.

Travaux fondateurs de la vision française. En France, paraît en 1973 Vers l’autoformation assistée de Bertrand Schwartz faisant de ce dernier le fondateur du courant éducatif (ou pédagogique) de l’autoformation. Le concept d’éducation tout au long de la vie se fait connaître en Occident grâce à l’ouvrage de Paul Lengrand L’Homme du devenir : Vers une éducation permanente (1975) qui sera traduit en 18 langues. En plus d’être le pionnier français de la sociologie du loisir, Joffre Dumazedier sera pour sa part un grand précurseur de l’autoformation en France; lui qui voyait l’éducation comme une fonction sociale globale deviendra plus précisément l’instigateur de l’autoformation dite « sociale ». En 1978, il fait une contribution marquée au premier numéro collectif de la revue Éducation permanente. Une vision française de l’autoformation se dessine peu à peu. Cette mouvance examinera le concept tant du point de vue de la sociologie que de la psychologie et de la méthodologie du travail.

ANNÉES 1980

Deux termes s’imposent. Alors qu’ils étaient peu utilisés au cours des deux décennies précédentes, les termes « autoformation » et self-directed learning (apprentissage autodirigé) s’imposent, le premier, au Canada et en France, et le second, aux États-Unis.

Outil de développement de soi. En 1983, Gaston Pineau publie Produire sa vie : autoformation et autobiographie, une thèse qui laissera son empreinte à la fois en France et au Québec. Comme il l’expose dans cet ouvrage phare, pour lui : « l’autoformation n’est pas un loisir, c’est un travail, une lutte pour se conquérir, se libérer, prendre sa vie en main, exister à part entière, donner un sens à ce qui est polyvalent et ambivalent ». Pineau est à l’origine du courant dit « existentiel » de l’autoformation, où cette approche est vue comme un outil de construction de soi, voire un outil ayant un potentiel psychothérapeutique.

L’autoformation reconnue en France. Avec la parution en 1985 d’un numéro spécial de la revue Éducation permanente : L’autoformation, sous la direction de Joffre Dumazedier, l’autoformation gagne ses lettres de noblesse en tant que nouveau domaine de recherche dans les sciences de l’éducation.

Une définition pour le contexte scolaire. À la fin des années 1980, Huey Long propose un modèle de l’apprentissage autodirigé dans le but de clarifier le cadre théorique proposé jusqu’alors aux États-Unis et de réconcilier les visions divergentes. À l’image du courant américain, son modèle — qui joint la dimension pédagogique et psychologique de l’apprentissage — met l’accent sur l’individu en affirmant que son « contrôle psychologique [est] la cause nécessaire et suffisante d’un apprentissage autodirigé ». Mentionnons que la théorie de Long va permettre de définir l’apprentissage autodirigé en contexte scolaire.

ANNÉES 1990

Deux termes se distinguent. Les termes « autoformation » et self-directed learning sont précisés soit par leur fonction ou leur contexte d’utilisation. On parle notamment de « méthode d’autoformation » ou d’« autoformation professionnelle ».

La galaxie des théories. Le Français Philippe Carré met de l’ordre dans les théories proposées jusqu’alors pour expliquer l’autoformation en cernant ses 5 grands courants dans une proposition qu’il nomme La galaxie de l’autoformation. Les courants qu’il distingue sont :

  1. L’autoformation intégrale (ou autodidaxie) : apprendre hors des systèmes d’éducation institués
  2. L’autoformation existentielle : apprendre à être
  3. L’autoformation sociale : apprendre dans et par le groupe social
  4. L’autoformation éducative : apprendre dans des dispositifs ouverts de formation — incluant la formation en ligne — dans le cadre d’institutions éducatives
  5. L’autoformation cognitive : « apprendre à apprendre »

En réexaminant des travaux effectués sur des notions clés de l’autoformation — projet, proactivité, contrôle, métacognition (« apprendre à apprendre ») —, Carré tente de comprendre les enjeux liés à la motivation en autoformation. Il conclut en l’an 2000 que l’autodirection en formation exige plus que la seule intentionnalité : « D’un point de vue psychologique, l’apprentissage autodirigé demande, par-delà l’intention d’apprendre, l’exercice d’un contrôle proactif et métacognitif du processus d’apprentissage. La seule présence d’une intention est une condition nécessaire de l’apprentissage autodirigé, mais elle est loin d’être suffisante. »

L’autoformation dans l’organisation apprenante. En Amérique du Nord comme en France, on tente de voir comment le monde du travail peut tirer profit de l’autoformation. Les Québécois Rolland Foucher, fondateur du GIRAT (Groupe interdisciplinaire de recherche sur l’autoformation et le travail), et la psychopédagogue et andragogue Nicole Anne Tremblay développent un cadre d’analyse pour l’apprentissage autodirigé en milieu de travail. Du côté français, André Moisan propose — dans sa thèse de doctorat — un modèle d’organisation apprenante autoformatrice qui met l’accent sur le groupe plutôt que sur l’individu, alors que Carré reprend la notion de contrat de Dumazedier pour l’appliquer à l’entreprise. Avec Carré, le contrat sert à sceller un partenariat entre trois acteurs : l’entreprise, l’employé et le responsable de la formation. Se penchant sur le parcours d’autodidactes devenus cadres, Georges Le Meur montre pour sa part l’existence de liens étroits entre l’autodidaxie et la praxéologie, soit la création de connaissances nouvelles par l’action.

Pas encore un concept. Malgré le dynamisme de la recherche ayant porté sur l’autoformation en terre d’Amérique comme dans l’Hexagone, celle-ci n’a pas, selon Carré, atteint à la fin de la décennie 1990 le stade de concept. Le domaine s’est de toute évidence complexifié, mais ses contours encore ambigus et imprécis sur le plan conceptuel comme terminologique amènent l’universitaire français à conclure que l’autoformation est pour l’heure un « préconcept heuristique et fédérateur, nécessaire, mais non suffisant ».

ANNÉES 2000

Sociodidacte : l’autodidacte à l’ère du numérique. « On apprend toujours seul, mais jamais sans les autres. » Cette citation de Philippe Carré convient bien à la conception actualisée de l’autodidacte que certains ont nommé « le sociodidacte ». Bien que l’idée que l’on n’apprend jamais sans les autres soit intemporelle, elle devient sans doute plus évidente en cette ère du numérique et des réseaux sociaux. Tel que le décrit Denis Cristol dans son Dictionnaire de la formation : apprendre à l’ère du numérique (2018), cet autodidacte contemporain aborde sa relation avec l’autre en le considérant à la fois comme ressource et destinataire des informations qui s’élaborent, par ailleurs, dans un contexte social. On dit notre époque individualiste, mais plusieurs voient poindre le retour à la collaboration — elle marquée notamment dans le domaine de l’éducation et dans le monde du travail —, et estiment que cette tendance devrait aller en s’accentuant (voir Révolution du numérique : 4 défis pour l’éducation).

8 courants. Après avoir revisité les différentes théories proposées au fil des ans sur l’autoformation, Nicole Anne Tremblay en est arrivée à distinguer les 8 courants suivants :

  1. Extrascolaire
  2. Socioculturel
  3. Développemental
  4. Psychométrique
  5. Épistémologique
  6. Organisationnel
  7. Didactique
  8. Cognitif

La notion d’apprenance. L’apprenance est définie pour la première fois par Carré en 2005 comme « un ensemble durable de dispositions favorables à l’action d’apprendre dans toutes les situations formelles ou informelles, de façon expérientielle ou didactique, autodirigée ou non, intentionnelle ou fortuite ». Cet ensemble de dispositions qui favorisent l’acte d’apprendre comprend une dimension cognitive (représentations de l’apprentissage), affective (plaisir d’apprendre) et conative (intentions d’apprendre). Carré conçoit la notion d’apprenance comme un vecteur potentiel de changement culturel dans la formation des adultes.

L’apprentissage « informel » et « auto » pour le travailleur de l’avenir. Les notions d’apprentissage informel (voir Apprentissage informel 101) et d’autoformation présentent toutes deux un potentiel notable pour le travailleur et l’entreprise de l’avenir. Sous plusieurs aspects, bien qu’encore mouvantes, ces deux notions semblent particulièrement adaptées à notre hypermodernité, notamment à notre besoin accru d’autonomie, de contrôle et de satisfaction personnelle. On peut penser que plus un individu a développé sa capacité à s’autoformer, plus il sera en mesure de tirer profit de situations d’apprentissage informel.

Vers une organisation autoformatrice. De l’« organisation apprenante » (voir Vos employés savent-ils apprendre?) à l’« organisation autoformatrice », il n’y a qu’un pas. Toute organisation qui se veut innovante, qui connaît la valeur de son capital humain et qui souhaite le bonifier aurait intérêt à explorer les nouvelles approches en matière de formation de la main-d’œuvre dont l’autoformation fait partie. Dans sa thèse Vers un modèle d’organisation autoformatrice, Jérôme Eneau conclut : « L’autoformation répond ainsi à de nouvelles pratiques managériales nécessitant plus d’autonomie des acteurs, une plus forte décentralisation du pouvoir et des responsabilités, des qualités d’adaptabilité, de flexibilité ou encore de tolérance à l’incertitude. Les organisations sembleraient donc avoir tout intérêt à formaliser le recours à l’autoformation […]. »

***

Bien plus qu’un apprentissage en solitaire

En passant en revue quelques moments marquants de l’histoire de l’autoformation, on réalise rapidement que le concept dépasse l’idée habituelle que l’on se fait de l’autodidaxie, en même temps qu’il l’embrasse. Parce qu’à la base, il y a bien ce désir d’apprendre par soi-même qui habite l’être humain depuis fort longtemps et qui peut donner lieu à une démarche hautement valorisante.

L’émergence du concept d’autoformation est étroitement liée à la reconnaissance de l’adulte comme apprenant distinct et au développement de l’andragogie. Peu à peu, les notions d’autonomie, de responsabilisation et de projet ont été reconnues comme des notions phares de la démarche autoformatrice, que les courants américain, canadien et français ont intégrées et déployées à travers leur vision propre.

Malgré la cacophonie terminologique et conceptuelle ayant découlé de la diversité des courants théoriques de l’autoformation, ces différentes visions ont permis d’en faire ressortir ses multiples potentialités. Ainsi, l’autoformation est devenue non seulement un outil pouvant permettre le développement de soi, mais aussi une démarche d’apprentissage pouvant inclure et bénéficier d’un rapport à l’autre ou encore une approche pouvant trouver sa pertinence en contexte scolaire.

Même si elle reste à l’heure actuelle un concept à affiner, l’autoformation a fait l’objet de réflexions et d’efforts de théorisation suffisamment riches et valables au cours des 40 dernières années pour qu’on se presse à la mettre en pratique sous toutes ses déclinaisons. C’est sans compter que notre époque semble toute désignée pour déployer son plein potentiel, alors que la formation tout au long de la vie est désormais une nécessité, que nous souhaitons adopter des approches de formation plus souples et personnalisées, et que nous sommes plus que jamais en quête d’autonomie et de réalisation de soi.

Catherine Meilleur

Auteure:
Catherine Meilleur

Rédactrice de contenu créatif @KnowledgeOne. Poseuse de questions. Entêtée hyperflexible. Yogi contemplative.