Tricher c’est contourner ou enfreindre des règles juridiques ou morales, en faisant semblant de les respecter, dans le but d’en tirer un avantage indu. La tricherie est partout : on a tous eu vent de scandales qui ont éclaboussé le monde du sport, des affaires, de la politique, etc. Nous serions par ailleurs nombreux à avoir triché au moins une fois durant notre parcours scolaire… Bref, si la triche semble faire partie de la nature humaine, elle peut prendre des formes multiples et avoir divers degrés de gravité.
Cela dit, on traite souvent des moyens pour la prévenir, notamment dans le système d’éducation, mais beaucoup moins des raisons qui l’expliquent. Alors, plongeons : pourquoi triche-t-on? Voici quelques pistes pour mieux saisir ce phénomène complexe.
Un Pinocchio sommeille en chacun de nous
Bien que mensonge et tricherie soient distincts (voir l’encadré), tricher implique de mentir. Or, le mensonge fait partie intégrante de la nature humaine, et même du bon développement de l’enfant. Des chercheures canadiennes (Talwar et Lee, 2008) ont établi à ce propos que la capacité de mentir se déploie durant l’enfance en trois phases : le mensonge dit « primaire » survient vers l’âge de deux ou trois ans, alors que les tout-petits sont capables de faire des affirmations qu’ils savent fausses; le mensonge « secondaire » apparaît lui vers quatre ans, lorsque les enfants sont en mesure de distinguer leur pensée de celle des autres, et qu’ils sont donc conscients de pouvoir duper leur interlocuteur; quant au mensonge « tertiaire », il se manifeste vers l’âge de sept ou huit ans, se faisant plus crédible dû au développement de la pensée logique à cet « âge de raison ».
Puisque la raison de l’esprit comme du cœur ne prime pas toujours dans le monde adulte, il arrive que « l’homme devienne un loup pour l’homme ». En des circonstances extrêmes, mentir pour tromper l’ennemi peut permettre de sauver sa peau. À cet effet, nombre de rescapés des plus grandes catastrophes de l’histoire — pensons aux guerres et génocides — en ont témoigné. Si l’être humain est capable de faire appel au mensonge comme réflexe de survie, il peut également l’ériger en véritable art, comme c’est le cas du théâtre ou, sur une note plus cynique, de la politique…
Notons enfin que si une majorité d’entre nous avons déjà commis quelques mensonges « ordinaires » — ponctuels, inoffensifs et utilitaires -, mentir de façon pernicieuse ou répétée est l’affaire d’une minorité et s’avère souvent attribuable à une pathologie d’ordre psychiatrique. La mythomanie, qui se traduit par une compulsion à mentir sans nécessairement en être conscient, est sans doute la plus connue d’entre elles. Certaines maladies ou lésions cérébrales peuvent aussi être à l’origine de fabulations.
Par un simple calcul coût-bénéfice
Puis-je faire un gain gratuitement sans me faire pincer? C’est une question qui vient inévitablement à l’esprit de celui qui contemple l’idée de tricher. C’est aussi le fondement de la théorie économiste qu’on appelle « modèle du crime rationnel » ou SMORC pour Simple Model of Rational Crime. Si ce calcul coût-bénéfice semble logique, il se révèle simplet pour expliquer à lui seul qu’un individu se laisse aller à la malhonnêteté, des principes moraux intervenant bien entendu aussi dans l’équation. Cette théorie pourrait toutefois s’appliquer dans des contextes où nous sommes plus susceptibles de mettre momentanément de côté nos principes habituels, comme lorsque nous jouons à des jeux de société.
Pour brouiller un peu plus les cartes, l’économiste comportemental américain, Dan Ariely, auteur de Toute la vérité (ou presque) sur la malhonnêteté (2012), a observé dans ses expérimentations que nous serions plus enclins à tricher si notre geste peut être avantageux non seulement pour soi-même, mais aussi pour une tierce personne. Plus surprenant : nous serions encore plus motivés si notre tricherie pouvait profiter à autrui avant soi-même. Pur altruisme ou besoin vital de se donner bonne conscience? Sans doute un peu des deux.
C’est la faute au néocortex
L’Homo sapiens aime bien se percevoir totalement distinct de ses congénères du règne animal, mais la science le ramène parfois sur le plancher des vaches… le plus souvent, sur celui des primates. Avec ces derniers, il partage entre autres le fait d’avoir un néocortex développé, un avantage dont l’apparition serait attribuable à la complexification des rapports sociaux chez les deux espèces.
Le néocortex est cette couche externe des hémisphères cérébraux. Exclusif aux mammifères, il est le centre des fonctions cognitives supérieures. Chez l’humain, il rend possibles des fonctions tels le langage, la pensée abstraite, la prise de décisions, la créativité… et vraisemblablement, la tricherie! Au début des années 2000, des chercheurs ont découvert que la taille du néocortex était directement liée à la capacité des primates de tromper, un constat les ayant amenés à conclure que plus cette partie du cerveau est volumineuse chez une espèce, plus ses membres se montrent habiles dans certaines formes de manipulation sociale et tromperies.
Comme nous l’avons mentionné, le néocortex a aussi un rôle à jouer dans la créativité, et cette dernière présenterait un certain lien avec la tricherie. C’est ce qu’ont conclu deux économistes en 2011 en observant que les candidats qui, dans cette étude, obtenaient des résultats supérieurs dans les tests de créativité se montraient aussi moralement plus flexibles et plus susceptibles de succomber à des comportements malhonnêtes.
Pour clore ce segment à caractère éthologique, on ne peut passer sous silence que la tricherie n’est pas l’apanage des espèces dotées d’un néocortex; elle fait partie du vivant. Des comportements de tromperie ont en effet été observés non seulement chez d’autres animaux, mais aussi chez des unicellulaires… plus précisément, chez certaines souches de levures, qui se sont montrées aptes à détourner pour leur propre bénéfice des molécules produites par d’autres cellules. Une recherche subséquente a mené à l’hypothèse que si ces populations de levures toléraient les tricheurs, ce pouvait être parce que des stratégies mixtes, de coopération « et » de triche, permettaient à celles-ci de croître plus rapidement, donc de bénéficier au plus grand nombre.
Pour le jeu… et l’adrénaline!
Essentiel au développement global de l’enfant, jouer reste tout au long de notre vie une activité fondamentale. Ce besoin de jouer est inné, chez nous comme chez les animaux. Bien entendu, à l’âge adulte, le jeu prend des formes plus édulcorées, moins évidentes que chez le jeune enfant, mais il continue d’animer certains de nos comportements. Le Larousse définit le jeu comme « une activité d’ordre physique ou mental, non imposée, ne visant à aucune fin utilitaire, et à laquelle on s’adonne pour se divertir, en tirer un plaisir ».
Parlant de plaisir, une étude intitulée The Cheater’s High (Le plaisir du tricheur) a mis au jour que tricher pouvait procurer des sentiments de satisfaction personnelle. Les auteurs ont noté que les participants ayant triché ont ressenti davantage de sentiments positifs que ceux qui étaient restés honnêtes, et ce, même si « les tricheurs » avaient prédit qu’ils ressentiraient des sentiments négatifs à l’idée d’avoir un comportement contraire à l’éthique.
Dans son Essai sur la triche portant sur le domaine des affaires, Yvon Pesqueux aborde l’importance du jeu dans sa définition de la tricherie : « La triche se construit au regard de la notion de jeu au sens premier du terme (car il s’agit de jouer avec les règles) et au sens second du terme, car la triche naît des zones d’imprécision des règles et face à l’espoir d’un gain. La triche ne naît donc pas seulement du contournement des règles du jeu, mais aussi de leur marge d’imprécision. »
Si la triche peut être vue comme un jeu, c’est d’un jeu risqué qu’il s’agit, parce que tout tricheur court le danger d’être démasqué puis sanctionné. Mais on le sait, la prise de risques peut être palpitante, en particulier pour ceux qui carburent aux émotions fortes, puisqu’elle entraîne la sécrétion d’adrénaline et de dopamine qui stimulent le mental comme le physique.
L’adolescence étant la période où le goût du risque est à son paroxysme, vous ne serez pas surpris d’apprendre que c’est à cet âge que la triche étudiante atteint des sommets. Selon diverses sources, au moins la moitié des étudiants y succombent au minimum une fois durant leurs études secondaires (Anderman et Midgley, 2004; Christensen Hughes et McCabe, 2006; Gilbert et Michaut, 2009).
Les autres le font, fais-le donc…
Puisque l’être humain est un animal grégaire, il ne faut pas sous-estimer l’effet de groupe lorsque l’occasion de tricher se présente. Dans Toute la vérité (ou presque) sur la malhonnêteté (2012), Dan Ariely conclut que la majorité d’entre nous trichons un peu, mais que la triche grave ou récurrente est heureusement le fait d’une minorité. Néanmoins, après avoir pris connaissance de l’expérimentation de deux psychologues auprès d’étudiants universitaires en examen, Ariely n’a pas hésité à qualifier la tricherie de « maladie contagieuse ». L’expérience en question avait pour but d’observer le comportement d’étudiants témoins d’une tricherie (sans suites fâcheuses) de l’un d’entre eux. Il en est ressorti qu’en présence du tricheur, les étudiants avaient trois fois plus risque de commettre ce geste immoral.
Ce phénomène de contagion ou d’imitation ressort d’ailleurs dans plusieurs autres études ainsi que dans le bien réel scandale de tricherie de Harvard de 2012, où 125 étudiants sur les 279 étudiants d’une même promotion ont fait l’objet d’une enquête pour fraude lors d’une épreuve de fin de cycle. Finalement, 70 % de ceux-ci ont été forcés de quitter l’institution. Harvard étant l’une des universités les plus prestigieuses au monde, est-ce nécessaire de noter que cette forme de malhonnêteté n’épargne ni les gens les plus brillants ni les plus privilégiés?
Serait-ce notre aversion pour l’iniquité — que nous partageons avec les primates — qui nous pousse de façon aussi irrésistible et déraisonnable à imiter notre prochain? La question se pose, puisque nous sommes en effet plus portés à contrevenir à nos principes moraux lorsque nous nous croyons victime d’une injustice…
Nous avons tous été étudiant
La tricherie scolaire a été passablement étudiée et l’intérêt qu’elle suscite n’est pas prêt de fléchir, vu les nouveaux enjeux que posent les technologies du numérique. L’école étant l’incubateur de la société, de même qu’un microcosme de celle-ci, on a tout intérêt à jeter un œil sur ce que les études réalisées sur la triche académique ont à nous enseigner. Ces études nous informent qu’une majorité d’étudiants ont déjà triché au moins une fois durant leur parcours scolaire – une tendance constante dans le temps, non seulement chez nos cousins européens, mais aussi chez nous, en Amérique du Nord. Elles corroborent aussi le fait que c’est au secondaire que la triche culmine.
Deux sociologues français qui ont creusé la question ces dernières années notent que les raisons de passer à l’acte diffèrent d’un niveau scolaire à l’autre. Au primaire, la peur d’être sanctionné, rejeté par ses pairs ou humilié par le professeur priment, alors qu’au secondaire, les étudiants sont plus portés à tricher dans les matières qu’ils jugent moins importantes pour pouvoir consacrer leur énergie à celles qui comptent davantage. Parmi les autres facteurs qui peuvent augmenter les risques de triche chez les élèves du secondaire, on note : le fait de considérer cet acte comme un comportement banal (Jensen et coll., 2002), de vivre une relation conflictuelle avec ses parents et de craindre la comparaison négative avec les autres élèves (Bong, 2008). À l’université, la quête d’une meilleure note est la motivation première tant chez les étudiants qui éprouvent des difficultés que chez ceux qui ont le succès plus facile; la deuxième motivation étant le manque de travail accompli pour pouvoir réussir (Guibert et Michaut, 2012). Notons que les étudiantes tricheraient beaucoup moins que leurs camarades masculins, une disparité aussi relevée dans le milieu scientifique.
Une étude européenne menée auprès d’étudiants universitaires a mis au jour que plus ceux-ci adhéraient aux valeurs néolibérales — ambition de réussir, quête de pouvoir, etc. — plus ils étaient susceptibles de concevoir la tricherie comme étant acceptable. D’autres chercheurs, qui se sont penchés sur la tricherie chez les scientifiques, ont conclu pour leur part que la peur associée à une perte pouvait être un moteur encore plus puissant pour engendrer la malhonnêteté que la perspective d’un gain potentiel.
On peut se demander si les valeurs de notre époque, aussi prégnantes dans notre système d’éducation, ne sont pas un engrais fertile pour la tricherie. Bien que nous vivions dans une société de droit cultivant des idéaux moraux, notre hypervalorisation de la performance, de la compétition et de la réussite engendrent toutes sortes de malaises inextricablement liés à cette peur de perdre : pression, anxiété, manque de confiance en soi, pour ne nommer que ceux-là.
La théorie du facteur fudge et autres mécanismes atténuants
Dan Ariely avance avec sa « théorie du fudge » que nous serions disposés à commettre, dans une certaine mesure, des gestes malhonnêtes lorsque nous sommes capables de les justifier, de les rationaliser. Ajoutons à cela que nous sommes tous atteints d’un genre de « syndrome du supérieur à la moyenne », maintes fois démontré, qui fait que nous avons tendance à surestimer notre intégrité par rapport à celle des autres. Nous dire que notre voisin en aurait fait autant est une excuse que plusieurs d’entre nous privilégient pour éviter de culpabiliser lorsque nous enfreignons notre code moral.
Si nous nous fixons des limites éthiques que nous ne pouvons franchir sous peine de ne plus pouvoir nous regarder dans le miroir, nous sommes aussi passés maîtres dans l’art de nous donner bonne conscience. C’est que pour notre équilibre mental, nous devons préserver cette bonne image de soi. Ce mécanisme serait d’ailleurs selon plusieurs chercheurs l’un de nos points sensibles sur lequel nous aurions avantage à appuyer pour contrer la tricherie. Le simple engagement à respecter un code d’honneur représenterait ainsi l’un des moyens de prévention les plus efficaces.
Toujours dans son Essai sur la triche, Yvon Pesqueux pose un regard peu commun sur la tricherie lorsqu’il aborde sa « vertu paradoxalement éducative » qui se trouve « dans l’expérience qu’elle permet d’accumuler ». Il précise : « Ce qui distingue la règle de l’habitude, c’est qu’il est nécessaire de connaître les règles pour s’y conformer. C’est ce jeu en conscience avec la (ou les) règle(s) qui permet de fonder une approche démoralisée de la triche en permettant son affiliation à l’apprentissage. La triche se caractérise alors par un jeu contre la règle (avant même d’être un jeu contre les autres). » Se dire qu’on s’amuse à enfreindre une règle : n’est-ce pas nettement moins culpabilisant que d’admettre qu’on use de malhonnêteté envers un semblable?
Bien entendu, l’époque et le contexte sont des facteurs déterminants du fait qu’un acte est jugé malhonnête ou non. Selon Pesqueux, notre époque semble favorable à ceux qui ont l’éthique élastique : « […] la déviance naît aussi de l’ambiguïté des normes qui ouvre alors le champ des interprétations (et donc des comportements) possibles. Et la multiplication des normes du moment libéral (Pesqueux, 2007) induit tout autant la multiplication des dérogations pour éviter la triche que les occurrences de déviance. Mais comme le souligne J. Selosse (2003) : aucune conduite n’est déviante en soi, c’est la signification qu’on lui prête en fonction de critères normatifs individuels et sociaux qui lui confère ce caractère. »
Il reste à demander aux primates et aux levures ce qu’ils en pensent!
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Et vous (qui êtes bien entendu d’une honnêteté irréprochable 😉 ), pour quelles raisons croyez-vous qu’on triche?
Tricherie et mensonge : du pareil au même?
S’ils sont parfois utilisés de manière indifférenciée, les termes mensonge et tricherie ne sont pourtant pas synonymes. Sans entrer dans un débat philosophique, on peut établir que la tricherie implique toujours l’obtention d’un gain ou d’un avantage indu, ce qui n’est pas le cas du mensonge. Si ce dernier peut se faire pernicieux ou encore pathologique, sous ses formes les plus graves, il reste néanmoins susceptible d’être involontaire, innocent, voire officieux ou même joyeux. Autrement dit, dans le meilleur des cas, il peut découler de bonnes intentions, ne nuire à personne, et même aider.
« Toute vérité n’étant pas bonne à dire », on peut affirmer que le mensonge remplit une fonction sociale en adoucissant au besoin nos rapports avec les autres. Vous faites sans doute vous-même bon usage du mensonge « blanc », ne serait-ce que pour ne pas avoir à répondre certains jours que « non, vous n’allez pas si bien »…
Si le mensonge peut aller de pair avec le respect du libre arbitre de chacun, le droit de ne pas révéler le fin fond de sa pensée, la tricherie, elle, suppose de briser un pacte social, un engagement tacite ou explicite avec autrui. Par extension, cet « autre » peut aussi être soi-même, notre propre conscience avec laquelle on peut entretenir un rapport de dualité. Ne dit-on pas parfois que l’on « triche » vis-à-vis d’un engagement envers soi-même?
Cela dit, celui qui triche ment, forcément; et pas de façon officieuse ou joyeuse, mais bien « pernicieuse », c’est-à-dire avec l’intention de nuire à autrui ou d’en tirer un avantage personnel indu.
Mensonge : faits croustillants en vrac
Voici quelques affirmations-chocs tirées de la conférence TED de l’Américaine Pamela Meyer dans laquelle cette dernière explique comment identifier un menteur. Auteure de Liespotting, Mme Meyer est examinatrice certifiée en matière de fraude et sa conférence TED est l’une des plus visionnées de tous les temps.
« Dans une seule journée, on nous ment de 10 à 200 fois. »
« Les étrangers se mentent 3 fois au cours des 10 premières minutes de leur rencontre. »
« On ment davantage aux étrangers qu’à ses collègues de travail. »
« Les extravertis mentent plus que les introvertis. »
« Les hommes mentent 8 fois plus à propos d’eux-mêmes qu’à propos des autres. »
« Les femmes mentent davantage dans le but de protéger les autres. »
« Dans un couple marié, les conjoints se mentent dans 1 interaction sur 8; alors que c’est le cas dans 1 interaction sur 3 dans un couple non marié. »