Plusieurs des jugements que nous posons au quotidien, bien qu’ils nous semblent réfléchis, sont en fait loin d’être rationnels et peuvent nous inciter à prendre de mauvaises décisions. Ces jugements erronés portent le nom de « biais cognitifs », et on en connaît jusqu’à maintenant quelque 250 différents. Bien que la profession enseignante encourage le développement de l’esprit critique chez ceux qui l’exercent, la relation apprenant-enseignant est propice à l’éclosion de certains de ces biais, et ceux-ci peuvent avoir des répercussions considérables sur l’apprentissage. L’effet Pygmalion est l’un d’eux, et le premier pas pour mieux le prévenir est de mieux le connaître.

Prophétie autoréalisatrice : du laboratoire à l’école

L’effet Pygmalion (ou effet Rosenthal et Jacobson) a été nommé en référence à cette légende de la mythologie grecque selon laquelle le roi-sculpteur Pygmalion est tombé amoureux de Galatée, sa création, une statue rendue vivante. Cet effet Pygmalion se manifeste lorsque le simple fait de montrer à quelqu’un que l’on croit en ses chances de réussir influence ses performances, en particulier si on est en position d’autorité ou d’influence par rapport à cette personne. Mentionnons que l’on qualifie parfois l’effet inverse de l’effet Pygmalion d’effet Golem, qui survient donc lorsqu’une personne en position d’autorité juge les capacités de réussir d’un individu limitées et que ce dernier performe en conséquence moins bien. En psychologie sociale, l’effet Pygmalion et l’effet Golem correspondent au phénomène de « prophétie autoréalisatrice », qui se manifeste lorsqu’une croyance erronée entraîne sa propre réalisation.

En 1968, le psychologue Robert Rosenthal et la directrice d’école Lenore Jacobson publient un livre qui fait grand bruit : Pygmalion à l’école. Cet ouvrage relate leur expérience menée sur une année dans une école américaine où ils ont fait croire à des enseignants, à l’aide de faux tests de QI, que certains de leurs élèves étaient surdoués. Dans une certaine mesure, le regard nouveau porté par les enseignants sur ces élèves a amené ces derniers à améliorer de façon significative leurs performances à la fois dans les tests de QI et dans leurs matières scolaires.

Avant d’étudier l’effet Pygmalion dans une école, Rosenthal avait découvert le phénomène dans le cadre d’une expérience menée auprès de deux groupes de ses étudiants, qui devaient analyser les performances de rats de laboratoire parcourant un labyrinthe. Le professeur avait fait croire au premier groupe d’étudiants que les rats qu’il leur confiait avaient été sélectionnés sévèrement, donc présumés plus « intelligents » que la moyenne. En réalité, les rats avaient été sélectionnés de façon aléatoire, tout comme ceux confiés au second groupe d’étudiants, que Rosenthal avait cette fois-ci décrits comme n’étant pas exceptionnels et sans doute même génétiquement désavantagés pour accomplir la tâche. Les étudiants du premier groupe se sont comportés de manière affectueuse à l’égard de leurs rats, qu’ils croyaient avantagés, alors que ceux du second groupe n’ont pas manifesté de comportements chaleureux envers les leurs, supposément désavantagés. Conformément à l’hypothèse de Rosenthal, au moment de l’épreuve les rats du second groupe ont offert une moins bonne performance que ceux du premier, certains ne quittant même pas la ligne de départ…

Phénomène sous la loupe

Depuis la parution du livre Pygmalion à l’école, plusieurs études ont été réalisées sur cet effet, notamment pour mieux évaluer sa puissance, ses limites ainsi que les facteurs pouvant l’amplifier ou le diminuer. L’existence du phénomène a bel et bien été confirmée, tel que le rapportent David Trouilloud et Philippe Sarrazin dans leur synthèse des études qui y ont été consacrées dans les 30 années suivant celle de Rosenthal et Jacobson : « Dans toutes ces recherches, une PA [prophétie autoréalisatrice] a été démontrée quand une croyance ou attente d’un enseignant à l’égard d’un élève modifiait l’attitude du premier à l’égard du second, qui au bout du compte tendait à se conformer à la croyance de l’enseignant. »

En 2006, Trouilloud et Sarrazin ont pour leur part analysé le phénomène durant un an en suivant une vingtaine d’enseignants et quelque 400 étudiants mettant au jour les étapes selon lesquelles l’effet Pygmalion se déploie, et qui vont comme suit :

  1. L’anticipation : phase durant laquelle l’enseignant est influencé par les informations reçues concernant ses apprenants et qui, en conséquence, « forme des attentes différenciées à leur égard ».
  2. Le comportement : phase au cours de laquelle les attentes de l’enseignant font naître chez eux un « traitement particulier des élèves qui se manifeste par des tâches scolaires, des feedbacks et un soutien affectif singuliers »… ce qui en entraîne aussi un changement de comportement chez les apprenants qui perçoivent ce traitement différencié et intériorisent la vision que l’enseignant a d’eux.
  3. Les résultats : le traitement différentiel de l’enseignant à l’égard des apprenants modifie les résultats de ces derniers.

L’enseignant face à son Pygmalion intérieur

Contrecarrer l’effet Pygmalion dans la relation enseignant-apprenant n’est pas simple, notamment parce que, comme le rappellent Trouilloud et Sarrazin, manifester des attentes différenciées envers ses élèves ou ses étudiants n’est pas forcément négatif et peut même dénoter une approche pédagogique de qualité : « Les implications pratiques des travaux sur l’effet Pygmalion ne sont pas négligeables (pour des revues de littérature, voir Good et Brophy, 2000 ; Weinstein et McKown, 1998). Tout d’abord, il est essentiel de rappeler le caractère naturel, chez tout enseignant, d’élaborer des attentes différenciées, parce que chaque élève est différent. Dans la mesure où ces attentes sont précises et régulièrement actualisées, elles sont une aide à la planification de l’apprentissage des élèves. Cependant, lorsqu’elles reposent sur de mauvais indicateurs (par exemple, des préjugés et des stéréotypes erronés), et/ou lorsqu’elles sont trop rigides, alors elles sont susceptibles de générer des inégalités entre les élèves. »

Puisque ces « mauvais indicateurs » font partie du mécanisme qui engendre l’effet Pygmalion ainsi que d’autres biais cognitifs (voir Biais cognitifs : quand notre cerveau nous joue des tours), tout enseignant doit impérativement connaître ce phénomène et chercher à s’en prémunir pour favoriser la réussite de chaque apprenant. Le moyen d’y parvenir selon le chercheur en psychologie du développement et neuroscientifique Olivier Houdé est de développer sa « résistance cognitive » ou « d’apprendre à penser contre soi » (voir Les 3 vitesses de la pensée). Trouilloud et Sarrazin suggèrent pour leur part d’« inciter l’enseignant à avoir des attentes élevées pour ses élèves », en évoquant l’étude de Madon et ses collègues qui ont observé que l’impact positif d’attentes élevées semble surpasser l’impact négatif d’attentes faibles de la part des enseignants envers leurs apprenants. Selon leur synthèse, Trouilloud et Sarrazin notent que les attentes élevées participent de quatre façons à optimiser la réussite des apprenants, puisque les enseignants sont plus enclins à :

  1. Créer un climat affectif plus chaleureux.
  2. Fournir plus d’informations sur les performances réalisées.
  3. Donner davantage de contenu et des contenus plus difficiles à apprendre.
  4. Donner plus d’opportunités aux apprenants de répondre aux questions et d’en poser.

Cela dit, si les enseignants peuvent faire des efforts pour être plus à l’écoute des attentes qu’ils ont envers leurs apprenants et tenter d’avoir le plus possible des attentes positives, il serait, comme l’expriment Trouilloud et Sarrazin « naïf de croire que l’on peut former les enseignants à élaborer uniquement des attentes positives ». La principale raison en est que ces comportements sont en partie inconscients; c’est sans compter qu’ils sont éminemment complexes notamment parce qu’ils impliquent les émotions, la personnalité et le vécu de chacun. À cela il faut ajouter ce que l’on sait désormais de la naissance des biais cognitifs dont fait partie l’effet Pygmalion : du fait que l’on a peu de contrôle sur ces pensées automatiques de l’un de nos trois systèmes de pensées qui les génère, et que nous sommes tout à fait enclins à croire ces pensées rationnelles alors qu’elles ne le sont pas (voir Les 3 vitesses de la pensée).

Être adulte n’est par ailleurs pas forcément un avantage dans cette lutte aux biais cognitifs. Daniel Kahneman, psychologue et prix Nobel d’économie à qui l’on doit le concept de biais cognitif, a tenté de sensibiliser des groupes de fonctionnaires et de militaires ainsi que d’élèves à l’existence des biais cognitifs. Si ces interventions auprès de ce dernier groupe de jeunes se sont avérées fort encourageantes, ses tentatives de sensibilisations auprès des autres n’ont pas été très concluantes, ces adultes ayant visiblement plus de difficulté à reconnaître leurs propres illusions.

Lorsqu’il parle de la capacité d’entraîner le système inhibiteur, ce système de pensée qui nous permet de lutter contre les biais cognitifs, Olivier Houdé constate aussi que les adultes n’ont pas la même flexibilité que les jeunes. « Mon équipe est régulièrement sollicitée pour intervenir dans de grands groupes industriels français, avec des polytechniciens par exemple, mais ça a un coût et c’est compliqué, car le cerveau est mature. Les automatismes sont acquis depuis longtemps. Il devient difficile d’y résister. En revanche, on pourrait facilement l’instaurer dans les programmes scolaires », explique-t-il. Houdé n’encourage toutefois pas pour autant les adultes à abdiquer face aux illusions de leur cerveau auxquelles ils sont davantage habitués… au contraire, les adultes doivent redoubler d’efforts, d’autant plus lorsqu’ils ont entre leurs mains le pouvoir d’améliorer les chances de réussites des générations futures.

Catherine Meilleur

Auteure:
Catherine Meilleur

Rédactrice de contenu créatif @KnowledgeOne. Poseuse de questions. Entêtée hyperflexible. Yogi contemplative

Catherine Meilleur possède plus de 15 ans d’expérience en recherche et en rédaction. Ayant travaillé comme journaliste, vulgarisatrice scientifique et conceptrice pédagogique, elle s’intéresse à tout ce qui touche l’apprentissage : de la psychopédagogie aux neurosciences, en passant par les dernières innovations qui peuvent servir les apprenants, telles que la réalité virtuelle et augmentée. Elle se passionne aussi pour les questions liées à l’avenir de l’éducation à l’heure où se pointe une véritable révolution, propulsée par le numérique et l’intelligence artificielle.