À votre avis, l’être humain est-il d’abord et avant tout rationnel? Il s’agit là d’une grande question qui peut donner lieu à d’interminables débats philosophiques. Or, du strict point de vue des sciences qui étudient le fonctionnement de notre boîte à poux, on a une bonne idée de la réponse… même s’il nous reste encore beaucoup à apprendre sur ce fascinant organe qu’est notre cerveau.

Ce que nous avons appris ces dernières années, grâce entre autres aux avancées des neurosciences, jette un éclairage nouveau sur la façon dont nous pensons. L’intérêt de ces découvertes est immense, puisqu’elles nous offrent des clés non seulement pour réfléchir plus intelligemment, mais aussi pour mieux former nos jeunes et rendre notre société plus tolérante, créative et mieux adaptée. À vos carnets de notes!

La pensée en mode raccourcis

C’est au cours des années 1960 que les scientifiques ont commencé à remettre en question l’idée que les êtres humains se comporteraient principalement de manière rationnelle. On doit au psychologue anglais Peter Cathcart Wason d’avoir mis en évidence le biais de confirmation, cette tendance que nous avons à accorder plus d’importance aux informations qui confirment nos hypothèses plutôt qu’à celles qui les réfutent. Cette découverte est partie du questionnement de Wason sur la difficulté des chercheurs à intégrer le critère de réfutabilité de Popper dans la démarche scientifique; rappelons que ce critère implique d’une démarche scientifique qu’elle s’appuie sur des expérimentations pouvant contredire l’hypothèse émise, au lieu de tenter de la valider (Karl Popper, La logique de la connaissance scientifique, 1934). Pour confirmer l’existence du biais de confirmation, Wason a développé un test de raisonnement logique, la « tâche de sélection Wason » ou « tâche de quatre cartes de Wason », que très peu d’entre nous réussissent.

On doit cependant le concept de biais cognitif — qui diffère de celui de distorsion cognitive issu de la psychologie clinique — aux psychologues Daniel Kahneman (prix Nobel en économie en 2002) et Amos Tversky, qui l’ont utilisé au début des années 1970 pour expliquer certaines tendances à prendre des décisions irrationnelles et erronées dans le domaine économique. Un biais cognitif est une forme de pensée qui semble à tort découler d’un raisonnement logique et rationnel, et qui mène à des analyses et des jugements biaisés. Ces raccourcis de l’esprit sont la plupart du temps inconscients et systématiques. Ainsi, bien qu’on puisse agir sur eux après coup, on ne peut empêcher le cerveau de les produire.

On confond souvent biais cognitif et heuristique de pensée (ou de jugement), une autre notion mise en lumière par le duo de psychologues. Une heuristique est une stratégie cognitive que l’on utilise tous régulièrement pour prendre une décision, émettre un jugement, résoudre un problème, prédire une valeur ou estimer une probabilité. Autrement dit, c’est un raccourci mental qui réduit le nombre d’informations pertinentes à considérer et qui n’implique pas l’ensemble des processus rationnels qui devraient être impliqués dans un raisonnement analytique global.

Jusqu’ici, il est en effet difficile de distinguer l’heuristique du biais cognitif. La nuance est qu’à la différence du biais cognitif, une heuristique est une stratégie cognitive qui s’avère souvent très efficace… mais pas toujours; et dans ce dernier cas, elle engendre un biais cognitif. Comme pour les biais cognitifs, il existe divers types d’heuristiques. Prenons comme exemple l’heuristique d’expertise, qui consiste à donner davantage de poids aux arguments d’un expert qu’à ceux d’un débutant dans un même domaine; cette heuristique peut s’avérer utile et efficace si les compétences de « l’expert » sont non seulement reconnues dans son domaine, mais aussi que ce domaine est lui-même basé sur des savoirs valides. Si ce n’est pas le cas, cette heuristique mènera soit à surestimer la valeur des arguments dudit expert ou à sous-estimer ceux du débutant. Et ce sera alors un biais cognitif!

Sur les traces du système duo

Si l’on doit au philosophe et psychologue américain William James (1842-1910) d’avoir été le premier à émette l’hypothèse que nous aurions deux types de pensées, c’est Daniel Kahneman qui a mieux fait connaître l’idée que notre système cognitif présenterait deux systèmes de pensée : l’un rapide, intuitif et émotionnel, désigné comme le « système 1 » (S1), et l’autre plus lent, réfléchi et logique, appelé le « système 2 » (S2). Dans son livre Système 1, Système 2 : les deux vitesses de la pensée, paru en 2012, Kahneman fait la synthèse des découvertes réalisées au XXe siècle sur la psychologie du raisonnement et la prise de décision. Précisons que l’idée de « systèmes » vise surtout à faire image et que ces processus, qui sont par ailleurs relativement indépendants l’un de l’autre, reposent sur divers mécanismes physico-chimiques du cerveau.

Le développement du S1 serait un héritage de ce passé où notre survie dépendait largement de nos capacités à répondre rapidement à notre environnement. Ce système cognitif est celui auquel on recourt entre autres pour identifier les émotions sur un visage, mais aussi, grâce à sa capacité de faire des associations intuitives, pour générer nos élans créatifs. Plus « paresseux », il consomme aussi moins de glucose — le carburant du cerveau — que le système 2, et est par conséquent notre système de raisonnement par défaut. « La loi du moindre effort s’applique autant à la réflexion qu’à l’effort physique. Si plusieurs approches [de prise de décision] permettent d’atteindre le même but, c’est la méthode la moins énergivore qui sera la plus populaire », explique Kahneman dans son livre. Le S1 est constitué d’heuristiques, qui sont parfois correctes et d’autres fois incorrectes, et qui mènent dans ce dernier cas à des biais cognitifs. « Le système 1 vise une interprétation cohérente des stimuli externes, mettant au point des scénarios très convaincants, mais la plupart du temps erronés et trop simplistes », précise Kahneman. Le S1 considère toute information nouvelle comme vraie et recherche celles qui corroborent sa façon de voir les choses.

Quant au S2, plus analytique, il est moins rapide que le S1 et exige une certaine attention et concentration. C’est lui qui s’active pour résoudre des problèmes complexes ou nouveaux auxquels le S1 ne peut répondre. Il s’active également lorsque survient un événement allant l’encontre de la vision du monde qu’entretient le S1; l’effet de surprise que l’on ressent alors s’accompagne d’une poussée d’attention consciente. Kahneman fait par ailleurs dans son ouvrage un lien entre cet effet de surprise et l’apprentissage : « […] vous serez plus susceptible d’apprendre quelque chose en étant surpris par votre propre comportement qu’en apprenant des faits surprenants sur les gens en général. » Mentionnons que ce lien a été corroboré par le neuroscientifique Stanislas Dehaene dans ces recherches portant sur les conditions nécessaires à l’apprentissage (voir Apprendre en 4 temps). Le S2 est aussi à l’origine de l’état de flow, « flux » en français, cet état de bien-être psychologique profond, de concentration et de motivation que l’on ressent lorsqu’on est pleinement engagé dans une activité (voir 8 clés pour l’engagement en apprentissage).

Le S2 ne doit cependant pas être considéré à lui seul comme notre faculté de penser, les deux systèmes étant toujours impliqués dans la formation d’une décision ou d’un jugement. Dans l’optique d’utiliser le moins d’énergie possible, d’après le modèle de Kahneman, le cerveau recourt d’abord aux intuitions du S1, puis passe ensuite, si nécessaire, au S2. La force de ce second système sur le premier est variable d’une personne à l’autre et s’avèrerait déterminante selon Kahneman dans notre capacité à identifier et corriger les biais cognitifs.

Élucider le paradoxe entre Piaget et Kahneman

Les stratégies du S2 ont été étudiées au XXe siècle par Jean Piaget (1896-1980), qui avançait l’hypothèse que comme aboutissement du développement cognitif ce système rationnel — dit « logico–mathématiques » dans la théorie de Piaget — prenait à l’âge adulte le dessus sur le système « illogique ». Cette conception du développement de l’intelligence est dite « linéaire » ou en « modèle de l’escalier », avec ses différents stades évolutifs bien définis progressant des automatismes (dans la jeunesse) à la pensée réflexive (à l’âge adulte). Tel que précisé plus haut, Kahneman soutient lui, au contraire, que même dans le cerveau adulte les deux formes de pensées non seulement se côtoient, mais que les automatismes du S1 dominent les pensées réfléchies du S2. Or, une nouvelle génération de chercheurs en psychologie du développement, dont fait partie Olivier Houdé, directeur du Laboratoire LaPsyDÉ CNRS à la Sorbonne, ont tenté de résoudre ce paradoxe entre les modèles de Piaget et Kahneman.

Pour leurs études sur le raisonnement et la prise de décision, Houdé et son équipe ont eu recours, en plus des techniques de la psychologie cognitive expérimentale, à l’imagerie cérébrale fonctionnelle (IRMf). Outil de prédilection des neurosciences, l’IRMf permet de reconstituer finement l’activité du cerveau en temps réel. Les chercheurs ont pu constater l’existence de deux systèmes semblables à ceux du modèle de Kahneman : un premier qu’ils ont appelé « système heuristique » — le S1 de Kahneman —, qui est rapide, mais pas toujours fiable, et qui produit des pensées automatiques et intuitives; et un second qu’ils ont appelé « système algorithmique », qui produit des pensées réfléchies logico–mathématiques — le S2 de Kahneman ou la pensée logico-mathématique de Piaget. Moins rapide que le premier, ce second système s’avère toutefois beaucoup plus fiable. En tout temps, notre cerveau fonctionne selon un mode ou l’autre.

Le troisième système… ou la clé de l’intelligence?

En quoi le modèle d’Olivier Houdé se distingue-t-il alors de celui de Kahneman? Par la découverte d’un troisième système! Logé dans le cortex préfrontal, cortex du contrôle cognitif, de l’abstraction et de la logique, ce troisième système dit « d’inhibition » n’est, selon Houdé, rien de moins que la « clé de l’intelligence ». Sa fonction d’arbitrage permet aux moments appropriés d’interrompre le système heuristique et d’activer le système algorithmique. « C’est comme si on avait découvert l’ADN de la connaissance », image Houdé. Dans son livre Apprendre à résister (2014, nouv. éd. 2017), qui présente le fruit des 20 ans de recherche de son laboratoire, Houdé utilise plutôt le terme « système de résistance cognitive », qui passerait mieux après du grand public, le terme « inhibition » ayant une connotation négative alors que dans ce modèle son rôle est éminemment positif. L’emploi du mot « résistance » requiert néanmoins une précision : l’ennemi de la résistance n’est pas dans ce cas extérieur, mais bien intérieur, puisqu’il s’agit des heuristiques produites par notre propre cerveau.

Contrairement aux deux premiers systèmes qui se développeraient en parallèle dès la naissance, le système d’inhibition apparaîtrait plus tard. « Anatomiquement, le système inhibiteur est la région du cerveau qui se développe le plus tardivement et le plus lentement. La maturation du cortex préfrontal commence seulement à partir de 12 mois et elle dure jusqu’à l’âge adulte. C’est la raison pour laquelle les enfants, comme les adultes, ont des difficultés à inhiber. Il s’agit là d’une donnée fondamentale pour l’éducation : c’est sur ce point qu’il faut travailler », précise Houdé.

 « L’intelligence consiste à arbitrer, c’est-à-dire à déterminer les situations dans lesquelles la réflexion doit se substituer à la spontanéité. Apprendre à résister, pour dépasser nos automatismes, est à la fois le moteur du développement humain et un mot d’ordre pour notre temps. »

— Olivier Houdé (Sciences Humaines)

La maturation du cortex préfrontal se poursuit plus précisément jusqu’au début de la trentaine, et malgré le développement de notre réflexion logique, l’intuition et les heuristiques demeurent à l’âge adulte. Le développement cognitif ne se fait donc pas de façon linéaire comme l’avançait Piaget, mais plutôt en dents-de-scie. « Le décalage de performances (réussites/échecs) est d’ailleurs la règle du développement cognitif et non l’exception! Se développer, c’est non seulement construire et activer des stratégies cognitives nouvelles, mais aussi apprendre à inhiber des stratégies déjà existantes qui entrent en compétition dans le cerveau », explique le directeur du Laboratoire LaPsyDÉ.

De la compétition et de l’« interférence », il y en a beaucoup dans le cerveau, si bien que les pensées réfléchies logico–mathématiques du système algorithmique sont facilement entravées, même chez de jeunes adultes considérés comme très « cartésiens ». Tel que le souligne Houdé : « Il faut en fait peu de choses pour que ces algorithmes soient court-circuités par des pièges perceptifs, par une émotion ou par une croyance ». Son équipe et lui ont pu le constater en se penchant sur les raisonnements et décisions de jeunes adultes, dont des étudiants en génie. Ils ont noté que dans certaines tâches, les sujets étaient enclins à commettre des erreurs élémentaires de logiques déductives, et ce, même si ces derniers connaissaient parfaitement les règles de logique (« algorithmes ») en jeu. Répéter ces règles déjà maîtrisées n’aiderait pas à se prémunir de ce genre d’erreurs… la solution consisterait plutôt à développer sa « résistance cognitive », donc à renforcer son troisième système.

Développer sa résistance cognitive

« Pour dire les choses simplement, la résistance cognitive c’est apprendre à penser contre soi! », résume Olivier Houdé dans une vidéo sur le sujet. Selon ses constats, le cortex préfrontal, que nous possédons tous et qui est le siège de notre troisième système, est « peu entraîné et étonnamment sous-utilisé ». Et s’exercer à la logique ne suffit pas, comme nous l’avons vu, à améliorer sa résistance cognitive. Pour devenir meilleur à inhiber ses automatismes et à activer sa réflexion, la clé est plutôt de s’entraîner dans des situations très concrètes à douter, analyser, trier et ordonner l’information reçue. Un entraînement qui amène en somme à réfléchir à son propre processus de pensée, ce que l’on appelle la métacognition (voir Métacognition 101). Trois types d’approches peuvent être adoptées pour parvenir à mieux inhiber ses automatismes : « L’adulte, comme l’enfant, peut apprendre à inhiber les stratégies inadéquates de trois façons : soit par l’expérience propre à partir de ses échecs (démenti des prévisions, constat d’erreur), soit par imitation ou encore par des instructions venant d’autrui », précise Houdé.

Il est aussi essentiel de développer le réflexe de prendre plus de recul vis-à-vis de ses émotions. « Nos décisions sont trop souvent subjectives, trop rapides et, même si l’émotion est bien en général, trop émotionnelles. Il faut apprendre à regretter en quelque sorte ou à anticiper le regret de ses réponses », ajoute Houdé en soulignant que notre usage des appareils numériques fait que la prise de décision est plus que jamais au cœur de nos activités cérébrales. Jamais l’être humain n’aurait pris autant de décisions dans une journée… C’est sans compter que selon le chercheur nos nouvelles habitudes technologiques sont loin de nous armer contre ces automatismes, bien au contraire : « Dans le monde des écrans, tout est fait pour renforcer ce mode heuristique rapide, le système 1 de Kahneman. Or nous savons que la coexistence des heuristiques approximatives et des algorithmes exacts n’est jamais favorable aux algorithmes. » Nous voilà avertis!

 « Il est très difficile de penser librement. Nos croyances plongent des racines interminables dans notre passé lointain, notre éducation, le milieu social où nous vivons, le discours des médias et l’idéologie dominante. Parfois, elles nous empêchent de réfléchir au sens propre. »

— Olivier Houdé (Cerveau et psycho)

Idéalement, il faudrait commencer dès l’enfance à démystifier le fonctionnement des trois systèmes de pensée du cerveau et développer sa résistance cognitive. La découverte du système inhibiteur remet en effet en question la vision traditionnelle que l’on a de l’apprentissage et, par le fait même, de l’enseignement. « L’enseignement repose toujours sur l’idée qu’il faut accumuler et activer des fonctions cognitives, et jamais sur l’idée de travailler sur les capacités d’inhibition », rappelle Houdé. Si la répétition de l’information est nécessaire pour retenir et emmagasiner un bagage de connaissances, elle conduit aussi à accumuler des automatismes cognitifs. C’est pourquoi il faut, en parallèle, outiller les jeunes cerveaux à contrer ces derniers en commençant par les initier au doute et à la curiosité. « Dans mon laboratoire, on a mis au point des échelles du doute de 0 à 6. Et on demande à l’enfant s’il est très certain de sa réponse et de se situer sur l’échelle. On fait la même chose pour la curiosité et pour le regret. Si on le fait systématiquement ça veut dire qu’on apprend en même temps à l’enfant à éveiller ces émotions », dit Houdé ajoutant que cet exercice est non seulement essentiel pour les apprentissages scolaires, mais également pour la tolérance. Et selon lui, chez les adultes les bienfaits de la résistance cognitive ne seraient pas moindres que chez les jeunes : « On peut imaginer que partout, si les gens apprenaient à penser contre eux-mêmes on accroîtrait le potentiel de créativité, la tolérance sur le plan social, la tolérance des points de vue et, nécessairement, un système comme celui-là sera plus adapté, plus évolutif. »

On commence tout de suite à muscler sa résistance cognitive?

Catherine Meilleur

Auteure:
Catherine Meilleur

Rédactrice de contenu créatif @KnowledgeOne. Poseuse de questions. Entêtée hyperflexible. Yogi contemplative.

Catherine Meilleur possède plus de 15 ans d’expérience en recherche et en rédaction. Ayant travaillé comme journaliste, vulgarisatrice scientifique et conceptrice pédagogique, elle s’intéresse à tout ce qui touche l’apprentissage : de la psychopédagogie aux neurosciences, en passant par les dernières innovations qui peuvent servir les apprenants, telles que la réalité virtuelle et augmentée. Elle se passionne aussi pour les questions liées à l’avenir de l’éducation à l’heure où se pointe une véritable révolution, propulsée par le numérique et l’intelligence artificielle.