Certaines découvertes récentes des neurosciences sont à ce point importantes qu’elles nous incitent à revoir en partie notre conception de l’apprentissage. C’est le cas du rôle des émotions dans la cognition et l’apprentissage et de son interrelation avec la pensée rationnelle. Les émotions peuvent non seulement favoriser l’apprentissage ou lui nuire, elles sont également cruciales au développement d’intuitions « habiles » ou « académiques ». La dimension sociale de l’apprentissage est une autre réalité qui s’imbrique à cette dimension émotionnelle et qui ne peut plus être ignorée. Ces nouvelles données sont mûres pour prendre leur place sur le terrain, et des chercheurs déploient des efforts remarquables de vulgarisation en ce sens.

C’est le cas de Mary Helen Immordino-Yang, professeure associée en éducation, psychologie et neurosciences, avec son livre « Les émotions, l’apprentissage et le cerveau : explorer les implications éducationnelles des neurosciences affectives ». Pour le plus grand bénéfice de tous ceux qui s’intéressent à l’apprentissage, voyons comment Immordino-Yang et son collègue Matthias Faeth mettent en lumière ces fascinantes découvertes dans le chapitre intitulé « Le rôle de l’émotion et de l’intuition habile dans l’apprentissage » et comment celles-ci peuvent s’enrichir du regard d’Olivier Houdé, spécialiste du développement cognitif et de l’apprentissage.

L’importance des émotions révélée les neurosciences

On a longtemps cru que la pensée rationnelle et les émotions étaient deux réalités distinctes et opposées, et que ces dernières devaient autant que possible être inhibées pour mener à bien tout processus d’apprentissage ou toute prise de décision. Or, parmi les découvertes majeures des neurosciences, on compte l’importance et le rôle étendu des émotions dans la cognition et l’apprentissage — que l’on doit en grande partie à Antonio Damasio, médecin, professeur de neurologie, neurosciences et psychologie luso-américain, figure incontournable des neurosciences. Dans son ouvrage « L’école du cerveau », Olivier Houdé, spécialiste du développement cognitif et de l’apprentissage, résume ainsi ces avancées :

« Sur cette question des émotions, les neurosciences ont […] apporté des analyses d’une précision inégalée, notamment les travaux du neurologue Damasio […]. Il existe dans le cerveau humain des circuits bien identifiés dont la fonction est le guidage émotionnel de l’apprentissage et de la prise de décision. Plus précisément, il existe dans le cortex dit paralimbique, c’est-à-dire autour du système limbique (cortex des émotions telles que la joie, le plaisir ou la peur), une région […] appelée le cortex préfrontal. Cette région, analysée par Damasio (1995, 1999, 2017), nous permet d’attribuer des poids différents, de valence positive ou négative, aux diverses solutions qui s’offrent à nous, de sorte que le paysage cérébral dans lequel s’opèrent nos apprentissages par essais et erreurs comporte toujours un relief émotionnel. »

Mary Helen Immordino-Yang, professeure associée en éducation, psychologie et neurosciences, qui a entre autres collaboré avec Antonio Damasio, est l’autrice d’un ouvrage intitulé « Les émotions, l’apprentissage et le cerveau : explorer les implications éducationnelles des neurosciences affectives », dans lequel elle traite sous divers angles du potentiel des découvertes en neurosciences affectives et sociales pour l’apprentissage. Ce potentiel est mûr pour être mis en pratique, comme elle le souligne, avec le chercheur en neuropsychologie Matthias Faeth, dans le chapitre intitulé « Le rôle des émotions et des intuitions habiles dans l’apprentissage » :

« Les progrès des neurosciences ont été de plus en plus utilisés pour éclairer la théorie et la pratique de l’enseignement. Cependant, si les avancées les plus réussies ont été réalisées dans les domaines des compétences disciplinaires académiques telles que la lecture et le traitement mathématique, un grand nombre de nouvelles données issues des neurosciences sociales et affectives sont prêtes à être appliquées à l’enseignement (Immordino-Yang & Damasio, 2007; Immordino-Yang & Fischer, 2009). En particulier, les neurosciences sociales et affectives révèlent plus que jamais l’importance de l’émotion dans l’orientation d’un apprentissage réussi et le rôle essentiel des enseignants dans la gestion de l’environnement social de la classe afin qu’un apprentissage émotionnel et cognitif optimal puisse avoir lieu (vanGeert & Steenbeek, 2008). Le message des neurosciences sociales et affectives est clair : nous ne pouvons plus penser que l’apprentissage est séparé ou perturbé par les émotions, et nous ne pouvons plus nous concentrer uniquement sur le niveau de l’étudiant individuel pour analyser les bonnes stratégies d’enseignement en classe. Les étudiants et les enseignants interagissent socialement et apprennent les uns des autres d’une manière à laquelle on ne peut rendre justice en examinant uniquement les aspects cognitifs froids des compétences académiques. Comme d’autres formes d’apprentissage et d’interaction, l’acquisition de connaissances académiques implique l’intégration de l’émotion et de la cognition dans un contexte social. Les compétences académiques sont chaudes, et non pas froides! »

Que ce soit en raison d’une méconnaissance de ce corpus de savoirs, d’une frilosité face aux neurosciences ou encore d’une résistance aux changements, l’intégration de ces découvertes tarde à se faire dans le milieu de l’éducation. « Un vaste corpus des neurosciences récentes a démontré l’interdépendance des émotions et de la cognition et l’importance des émotions dans la pensée rationnelle (Greene, Sommerville, Nystrom, Darley & Cohen, 2001; Haidt, 2001; Immordino-Yang, 2008). Pourtant, une grande partie des pratiques d’enseignement contemporaines considèrent les émotions comme accessoires, voire comme interférant avec l’apprentissage », constatent les deux auteurs. Bien qu’il reste encore beaucoup à découvrir sur le sujet, nous pouvons nous réjouir de disposer enfin de données fiables sur les mécanismes et les interrelations qui régissent la pensée dite « rationnelle », les émotions et l’apprentissage. Des données qui nous incitent à revoir certaines approches pédagogiques ancrées dans nos pratiques depuis des générations et qui reposent, nous le savons maintenant, sur une vision en partie erronée de nos mécanismes d’apprentissage.

Le paradigme de l’Iowa Gambling Task

Pour explorer le rôle que tiennent l’émotion et les intuitions dites « habiles » (nous reviendrons sur ce concept) dans l’apprentissage, et ainsi mieux guider la pratique enseignante, Mary Helen Immordino-Yang et Matthias Faeth ne se sont pas tournés vers des études portant directement sur des mécanismes du cerveau. Ils ont plutôt choisi d’interpréter les résultats d’un ensemble de recherches neuroscientifiques recourant au paradigme de l’Iowa Gambling Task (IGT) (Bechara, Damasio, Tranel, et Damasio, 2005). En permettant d’analyser les signaux émotionnels et corporels durant l’apprentissage, ce paradigme bien connu en neurosciences a fait avancer la compréhension du rôle des émotions dans la cognition. Conçu par Antoine Bechara et ses collègues, il permet d’étudier les prises de décisions de patients ayant des capacités cognitives normales et qui obtiennent de bons résultats aux tests de QI, mais qui présentent une atteinte au cortex préfrontal ventromédian, une région cérébrale qui fait le pont entre le ressenti corporel lors de l’émotion et l’apprentissage de stratégies cognitives.

Dans les études originales de l’IGT, les participants (ceux ayant une atteinte et ceux du groupe de contrôle, qui sont sains) doivent choisir une carte parmi quatre jeux, chaque carte pouvant leur faire gagner ou perdre de l’argent. Au fil du test, les participants expérimentent de bons et de mauvais jeux. Si, tout comme les participants sains, les patients atteints du syndrome préfrontal ventromédian sont capables de faire la différence entre leurs bons et leurs moins bons coups et qu’ils ressentent des émotions conséquentes en lien avec ceux-ci, ils ne parviennent pas à apprendre et ainsi finir par faire des choix de jeu plus profitables.

« Antoine Bechara et ses collaborateurs ont utilisé le paradigme de l’Iowa Gambling Task pour démontrer que lorsque les gens apprennent une nouvelle tâche, ils accumulent des marqueurs émotionnels subtils de réussite et d’échec — en fait, des souvenirs implicites incarnés ou des marqueurs somatiques. Ces souvenirs orientent le comportement ultérieur des individus, les incitant à éviter les situations et les choix qui se sont soldés précédemment par un échec. D’abord subconscients, les individus peuvent, avec le temps, devenir explicitement conscients des règles qui régissent le jeu. Bien que les patients et les participants sains finissent par déduire les règles et apprennent à prédire quelles initiatives seront risquées et lesquelles seront plus sûres, seuls les participants sains peuvent utiliser ces prédictions pour orienter avantageusement leurs choix ultérieurs », expliquent Immordino-Yang et Faeth, en concluant sans détour que « ce que cela signifie pour l’interaction entre l’émotion et la cognition, c’est que la connaissance factuelle seule est inutile sans une intuition émotionnelle qui la guide ». Notons que les patients qui présentent une atteinte au cortex préfrontal ventromédian vivent au quotidien les répercussions liées à cette difficulté à apprendre de leurs expériences, alors que ce n’était pas le cas avant de subir leur traumatisme cérébral.

Des émotions aux intuitions « habiles »

Cette intuition émotionnelle, qu’Immordino-Yang et Faeth qualifient aussi d’intuition « habile » ou « académique intelligente » et qui fait défaut chez les patients du paradigme de l’IGT est donc capitale pour l’apprentissage. Cette intuition ne correspond d’ailleurs pas à une idée spontanée sans fondement : « En effet, les apprenants efficaces construisent des intuitions utiles et pertinentes qui guident leur réflexion et leur prise de décision (Damasio, 1994/2005; Immordino-Yang et Damasio, 2007). Les intuitions intègrent leurs réactions émotionnelles à leur traitement cognitif et intègrent ce qui a été appris par l’expérience. Ces intuitions ne sont pas des caprices inconscients générés au hasard — de manière critique, parce qu’elles sont façonnées et organisées par l’expérience d’une tâche ou d’un domaine, elles sont spécifiques et pertinentes pour les contextes particuliers dans lesquels elles sont utilisées », soutiennent les deux auteurs. « D’un point de vue neuroscientifique, l’intuition peut être comprise comme l’incorporation d’un signal émotionnel non conscient dans la connaissance en cours d’acquisition », précisent-ils.

On peut rétorquer que les cas d’atteinte au cortex préfrontal ventromédian étant rares, le paradigme de l’IGT ne peut réellement nous éclairer sur le fonctionnement de la majorité des apprenants. Ce qui n’est pas le cas, selon Immordino-Yang et Faeth :

« Les étudiants dans une salle de classe sont confrontés au même problème : s’ils ne ressentent aucun lien avec les connaissances qu’ils apprennent à l’école, le contenu académique leur semblera émotionnellement dénué de sens; même s’ils parviennent à régurgiter les informations factuelles, celles-ci resteront stériles et sans aucune influence sur leurs décisions et leur comportement. Bien sûr, contrairement aux patients atteints du syndrome préfrontal ventromédian, ils ont la capacité de développer des réactions émotionnelles face au matériel qu’ils apprennent. Mais si la conception du programme ne permet pas aux enseignants de soutenir le développement des réactions émotionnelles, si les émotions ne sont pas prises au sérieux lorsqu’elles se manifestent et si elles n’ont pas la place nécessaire pour influencer les décisions et la pensée dans la classe, alors l’efficacité de l’expérience d’apprentissage est compromise. »

Plus concrètement, au fur et à mesure que l’apprenant manipule des connaissances dans une tâche ou un domaine donné, son rapport à ces expériences se teinte sur le plan émotionnel : « […] les réactions émotionnelles de l’apprenant aux résultats de ses choix comportementaux deviennent implicitement liées aux connaissances cognitives sur le domaine — ici, la classe, les mathématiques ou la rédaction d’un essai. Ces activités académiques ne sont plus neutres pour l’apprenant; elles deviennent risquées et inconfortables ou au contraire excitantes et stimulantes, en fonction notamment de l’interprétation émotionnelle du résultat par l’apprenant. Dans chacun de ces exemples, la réaction émotionnelle de l’apprenant au résultat de ses efforts façonne, consciemment ou non, son comportement futur, l’incitant soit à se comporter de la même manière la fois suivante, soit à se méfier des situations similaires », expliquent les deux auteurs.

Tel qu’Immordino-Yang et Antonio Damasio (2007) l’ont décrit, le rôle de l’émotion dans l’apprentissage en est un de guidage qui peut se comparer à celui du gouvernail d’un navire ou d’un avion. « Nous soutenons que, bien que son influence pendant l’apprentissage ne soit pas toujours visible, l’émotion stabilise la direction des décisions et des comportements de l’apprenant au fil du temps, en l’aidant à s’orienter vers des stratégies qui ont bien fonctionné dans des situations similaires par le passé. Ainsi, les états émotionnels implicites font partie intégrante de l’apprentissage et de la réflexion », rappellent Immordino-Yang et Faeth.

L’enseignant : incitateur d’émotions

On l’aura compris, l’enseignant a un rôle de premier plan à jouer pour que les apprenants accèdent à cette dimension émotionnelle qui mène au développement d’intuitions habiles. Si les compétences académiques ne sont pas « froides », mais « chaude », c’est entre autres parce qu’elles se déroulent dans un contexte social dans lequel apprenants et enseignants interagissent les uns avec les autres — et qu’eux-mêmes sont façonnés par leurs propres expériences culturelles et sociales. Ajoutons que les émotions sociales ont une fonction clé dans l’apprentissage, notamment l’empathie, qui est le mécanisme grâce auquel l’apprenant parvient à décoder les actions de l’enseignant (voir L’apprentissage numérique sous l’angle des neurosciences affectives et sociales).

Dans son ouvrage « L’école du cerveau », Olivier Houdé utilise l’expression « professeur (ou incitateur) d’émotions » pour qualifier le rôle que gagnerait à endosser tout enseignant, outre que celui de transmettre des connaissances académiques : « Il ne fait plus de doute aujourd’hui, au regard des travaux de Damasio, que l’émotion, individuelle ou collective, de préférence positive (la peur étant néfaste à l’apprentissage; Allen & Monyer, 2013; Donato et al., 2013), liée à l’engagement actif, à la curiosité, au retour d’information et à la correction d’erreurs, est un très bon guide de l’intelligence dans le cerveau. Les professeurs ne doivent donc pas seulement enseigner les mathématiques, le français, l’histoire, la géographie, mais aussi être des professeurs (ou incitateurs) d’émotions. » Pour Houdé, l’engagement actif, la curiosité, le retour d’information (feed-back simple ou neuro-feed-back) ainsi que la correction d’erreurs sont essentiels parce qu’« ils éveillent l’émotion » dans le cerveau des apprenants.

Prenons le temps de résumer ces concepts et de donner quelques précisions d’intérêt à leur sujet. L’engagement actif et le retour d’information sont respectivement le deuxième et le troisième des quatre piliers de l’apprentissage mis en lumière par le psychologue spécialisé en neuropsychologie Stanislas Dehaene, le premier pilier étant l’attention, et le quatrième, la consolidation. Pour Dehaene (2018), l’engagement actif consiste à « maximiser la curiosité et la prédiction active ». Notons que les concepts phares impliqués dans l’apprentissage tel que le démontrent les neurosciences sont interreliés les uns aux autres, comme en témoigne aussi cette description de l’apprenant engagé de manière active que fait Olivier Houdé :

« Lorsqu’il est actif, l’enfant ou l’adulte effectue des prédictions, réfléchit à une réponse, l’anticipe avant qu’elle ne lui soit apportée. Ainsi, les situations où l’élève est surpris par une réponse ou un résultat qu’il n’attendait pas favorisent les apprentissages. En outre, lorsqu’il représente un défi personnel, une émotion, il parvient plus facilement à inhiber ses automatismes (heuristiques) qui l’induisent en erreur (Houdé et al., 2001, pour une démonstration en imagerie cérébrale). L’action, le tâtonnement et les émotions jouent donc des rôles importants dans les apprentissages. »

Le sentiment de surprise décrit par Houdé est loin d’être un élément frivole. Rappelons d’abord que la surprise fait partie des six émotions fondamentales — que l’on observe chez tous les humains —, au même titre que la joie, la peur, la colère, la tristesse et le dégoût (Ekman, 1984, 1992a, 1992b). À la base du mécanisme d’apprentissage de notre cerveau, tel que le conçoivent désormais les sciences cognitives, se met en branle le « signal de surprise », mieux connu sous le nom de « signal d’erreur ».

« Selon la théorie actuelle du cerveau dit bayésien ou statisticien (Tenenbaum et al., 2011), le mécanisme fondamental qui nous permet d’apprendre à partir d’un modèle cognitif interne initial est le calcul de différence entre la récompense attendue ou espérée par l’élève (par exemple, penser avoir répondu correctement à une question en classe) et celle effectivement reçue (la réponse était fausse ou pas assez précise). Cette différence est appelée le signal d’erreur (Schultz et al. 1997, 2016; Waelti et al., 2011) », explique Houdé.

Les circuits de la récompense (dopaminergiques) dans le cerveau sont en lien direct avec les signaux d’erreur (Gruber et al., 2014; Schultz, 2016). Pour que ces circuits dopaminergiques s’activent, les signaux d’erreur doivent être ciblés, ajustés selon la progression, donnés régulièrement et avec une bienveillance socio-émotionnelle (Changeux, 2002; Wise, 2004) (voir La formation en ligne en mode empathique). La réaction de surprise qu’induit le signal d’erreur permet de se détacher rapidement d’une situation non anticipée afin de se repositionner pour y faire face. Au niveau physiologique, elle entraîne une suractivité cognitive accompagnée d’une montée d’adrénaline qui prépare le corps à réagir avec agilité, comme c’est le cas en situation de stress.

Les Nations Unies décrivent la curiosité comme le « moteur de la réussite scolaire » : « La curiosité est un véritable désir de connaissance et la motivation d’aller chercher des informations. La curiosité aiguille l’apprentissage et la motivation, favorise l’empathie, la pensée critique, la prise de décision et les relations interpersonnelles. » L’enseignant a tout intérêt à savoir cultiver cette émotion chez ses apprenants, comme le note Olivier Houdé : « On sait, en outre, que l’enseignement trop explicite tue la curiosité (Bonawitz et al., 2011). Cette curiosité des élèves, précieuse pour la neuropédagogie, est aussi validée en imagerie cérébrale (Kang et al. 2009), ainsi que chez les bébés comme l’un des tout premiers moteurs de l’apprentissage humain à partir de la surprise de la violation des attentes (Stahl et Feigenson, 2015) […]. »

Ajoutons que le degré de difficulté de la tâche proposée à l’apprenant est un élément crucial pour éviter qu’il ne se démotive par des échecs trop sévères ou trop fréquents ou encore par trop peu de défi. « Il est préférable […] que la tâche ne soit ni trop facile (pas d’erreurs) ni trop difficile (trop d’erreurs et pas assez de réussite pour ancrer la curiosité et le progrès, voir Gottlieb et al., 2013; Kaplan et Oudeyer, 2007 pour une simulation en robotique développementale) », mentionne Houdé.

Le retour d’information (ou la rétroaction) et la correction d’erreurs sont deux autres concepts interdépendants. L’apprenant dont les connaissances sont mises à l’épreuve de manière formative doit recevoir un retour d’information sur ses réponses, et dans l’idéal, de façon immédiate et détaillée — ce qui est bien entendu davantage faisable en formation en ligne. On l’aura compris, sans retour d’information, aucun signal d’erreur n’est possible, aucune surprise et aucune correction d’erreur non plus. La correction d’erreurs est évidemment requise pour éviter que l’apprenant n’encode dans sa mémoire à long terme de mauvaises réponses, rendant leur désapprentissage plus ardu.

Si les rétroactions dites « négatives » — celles qui visent à corriger — sont essentielles, les rétroactions positives — qui consistent à souligner les réussites — ne doivent absolument pas être négligées. On a en effet découvert que ce sont ces dernières qui entraînent la plus grande activation du striatum, cette petite structure nerveuse située sous le cortex qui fait partie intégrante du système de récompense dans le cerveau qui libère notamment de la dopamine (DePasque et Tricomi, 2014). Plus un apprenant réussit, plus son système de récompense s’active, libère de la dopamine, et le sentiment de plaisir et de satisfaction qui en découle renforce le comportement en question.

Le retour d’information a donc non seulement un rôle informatif, mais également motivationnel. Cette même étude a aussi observé que le système de récompense est encore davantage stimulé lorsque le défi relevé est perçu comme étant plus difficile (sans être trop ardu) plutôt que trop facile. Le lien entre une meilleure performance et une tâche plus challengeante — restant dans les limites de compétences de l’individu qui l’accomplit — a été démontré par de très nombreuses études empiriques (Locke et Latham, 2002; Latham, 2007; Latham et Locke, 2007).

Olivier Houdé distingue deux types de retour d’information : le « feed-back simple » et le « neuro-feed-back ». Le premier concept renvoie à la rétroaction typique, qu’elle provienne d’autrui (enseignant ou autre), qu’elle soit générée automatiquement en formation en ligne ou qu’elle soit faite par l’apprenant, qui peut corriger lui-même ses réponses. Le second concept, moins connu, mais qui existe depuis quelques décennies, est une méthode pour s’entraîner à autoréguler son activité cérébrale en temps réel. Elle repose sur la neuroplasticité (ou plasticité cérébrale), qui est cette extraordinaire capacité qu’a le cerveau à se restructurer. Dans le cadre d’une telle séance, un appareil à imagerie cérébrale enregistre les changements dans les ondes du cerveau du sujet, qui reçoit ces données en boucles de rétroaction, en ligne, sous forme d’image à l’écran ou de signal sonore ou tactile. Bien qu’il soit courant de nos jours de surveiller son activité corporelle à l’aide d’appareils connectés, Houdé ne prône pas d’intégrer le neuro-feed-back en classe. Néanmoins, vu son efficacité (Sitaram et al., 2017), il serait judicieux selon lui de s’en inspirer : « On ne peut […] qu’inciter les professeurs, dans le contexte social réel de la classe, à inventer des pratiques pédagogiques qui simulent au plus près cet effet de neuro-feed-back, de prise de conscience ou regard sur soi […]. »

Pour devenir incitateurs d’émotions, les enseignants doivent accorder aux apprenants le droit à l’erreur et penser leurs activités en ce sens, en favorisant le tâtonnement, l’expérimentation, la réflexion et le recours aux connaissances intuitives. « En général, les enseignants devraient s’efforcer de concevoir des activités qui créent de l’espace — de l’espace pour que les réactions émotionnelles apparaissent, ainsi que de l’espace pour faire des erreurs en toute sécurité et en tirer des leçons. […] À l’heure des tests standardisés et des programmes scolaires surchargés, cela peut sembler sacrilège, mais d’un point de vue neuroscientifique affectif, le chemin direct et apparemment le plus efficace s’avère inefficace, conduisant trop souvent à des amas de connaissances factuelles mal intégrées et donc inefficaces pour la vie réelle des étudiants », défendent Mary Helen Immordino-Yang et Matthias Faeth.

Bien que nous soyons prédisposés à apprendre de nos erreurs, de très nombreuses études démontrent que nous avons beaucoup de difficulté à embrasser cette prédisposition, entre autres, parce que nous sommes socialisés à avoir l’erreur en aversion. Pour contrer cette tendance et maximiser les chances que les apprenants se sentent à l’aise de « se mouiller », l’enseignant doit valoriser les bienfaits pédagogiques de l’erreur et les intégrer dans son enseignement. Une étude (Käfer et al., 2019) a d’ailleurs mis en évidence que de modifier positivement sa perception des erreurs, tant du côté de l’enseignant que des apprenants, peut favoriser la réussite et la motivation. En particulier pour ce qui est de la motivation, la perception commune des étudiants a montré des effets supérieurs à leur perception individuelle. À ce chapitre, l’enseignant peut exercer une influence déterminante sur sa classe.

Des stratégies pour favoriser l’engagement émotionnel

La vision d’Immordino-Yang et Faeth décrite ci-dessus fait partie des stratégies qu’ils proposent aux enseignants pour favoriser un apprentissage significatif qui intègre les émotions. L’une de ces stratégies consiste à encourager le développement d’intuitions académiques intelligentes.

« Une fois le sujet choisi, les enseignants doivent encourager leurs étudiants à utiliser leurs propres intuitions lorsqu’ils s’engagent dans des activités d’apprentissage et de résolution de problèmes en classe. […] Les étudiants doivent se voir offrir des opportunités adéquates pour développer et ressentir des intuitions basées sur l’expérience qui portent sur la façon et le moment d’utiliser le matériel académique : L’utilisation de cette procédure mathématique est-elle justifiée dans ce cas? Est-ce que je me rapproche de la bonne solution? […]. Les réflexions individuelles (ou collectives) des étudiants sur de telles questions sont essentielles au développement de connaissances utiles, généralisables et mémorisables. »

Parmi les autres stratégies que suggèrent Immordino-Yang et Faeth, on retrouve en premier lieu l’idée de soutenir le développement d’un lien émotionnel avec le matériel d’apprentissage. Proposer aux apprenants de choisir eux-mêmes le sujet à traiter ou les impliquer dans la conception de l’exercice est une manière d’encourager l’émergence d’un sentiment d’appartenance vis-à-vis de la matière, et de les aider à mieux saisir le but de l’exercice. On peut aussi opter pour un sujet ou un angle en lien avec les réalités et les intérêts des apprenants, ou encore proposer la résolution de problèmes ouverts, qui donne aux apprenants un maximum d’espace à « leur connaissance intuitive de la pertinence, de la familiarité, de la créativité et de l’intérêt pour le processus (Albin, 2008) ». Enfin, la réalisation de travaux de groupes, de projets ou de portfolios s’avère aussi de bons choix, même s’ils exigent en général plus de directives de l’enseignant.

Le climat de la classe est un facteur incontournable pour rendre possible ce dont nous venons de traiter, et plus largement pour créer cet espace propice à l’apparition des réactions émotionnelles. Dans un premier temps, l’enseignant doit instaurer un climat positif. L’humour et le jeu, y compris auprès des adultes, s’ils sont maniés habilement peuvent s’avérer d’un précieux recours pour briser la glace, créer un environnement chaleureux et favoriser la sécurité relationnelle dans une classe en présentiel comme en ligne (voir 3 conseils pour intégrer l’humour à l’enseignement et 5 conseils pour intégrer le jeu en enseignement supérieur).

L’humour en particulier peut être une arme à double tranchant. Pour en tirer le meilleur et éviter le pire, il est judicieux de suivre quelques principes : privilégier un humour bienveillant et s’abstenir d’entrer dans le spectre de la moquerie, du sarcasme, de l’ironie ou de la joie dite « maligne »; ne jamais diriger l’acte humoristique à l’endroit d’un apprenant; ne faire usage de l’humour que pour souligner les concepts clés; éviter l’excès : se limiter à trois ou quatre exemples humoristiques par heure; ajuster le degré d’humour déployé selon la situation; ne pas recourir à l’humour avant ou pendant un examen, au risque de perturber les apprenants plus anxieux; privilégier un humour « neutre », donc éviter l’humour traitant de sujets tabous ou sensibles qui pourrait créer des situations embarrassantes ou un sentiment d’injustice en classe; et enfin, l’enseignant qui n’est pas à l’aise à manier l’humour fait mieux de s’abstenir!

« En effet, s’ils sont bien dosés, de l’humour ou des encouragements peuvent certainement aider les étudiants à se sentir à leur place, précisent Immordino-Yang et Faeth. De telles activités peuvent également les aider à se sentir en sécurité en exprimant leurs erreurs et en apprenant de celles-ci, de même qu’à renforcer la cohésion sociale entre les étudiants et entre les étudiants et l’enseignant — des ingrédients nécessaires à un apprentissage engagé. »

L’enseignant est cependant invité à jouer les équilibristes, alors que certaines des approches qui contribuent à instaurer un climat positif, et qui génèrent souvent des émotions non liées aux tâches académiques, peuvent perturber la capacité des apprenants à ressentir les signaux émotionnels subtils inhérents à la construction d’intuitions habiles, comme le décrivent les deux auteurs :

« […] les émotions non liées à la tâche que des activités telles que les concours et les blagues sont conçues pour générer peuvent en fait interférer avec la capacité des étudiants à ressentir les signaux émotionnels subtils qui orientent le développement et l’application de nouvelles connaissances conceptuelles. Comme nous l’avons vu dans l’IGT, les participants trop anxieux, surexcités ou distraits peuvent avoir des difficultés à apprendre le jeu. Pour que l’émotion soit utile, elle doit faire partie intégrante de la connaissance du moment et de la manière d’utiliser la compétence en cours de développement. En particulier chez les jeunes apprenants ou chez les étudiants dont l’engagement ou le lien avec l’apprentissage académique est ténu, les signaux émotionnels qui sous-tendent l’intuition habile pourraient facilement être noyés. Les enseignants efficaces sont donc confrontés à un exercice d’équilibre. D’une part, les émotions non liées à la tâche jouent souvent un rôle initial important dans l’établissement d’un climat social sûr et agréable dans la classe. D’autre part, ils doivent trouver un équilibre entre ces deux types d’émotions en gérant activement les émotions de leurs étudiants, en aidant ces derniers à être attentifs aux signaux émotionnels subtils qu’ils construisent lentement au fur et à mesure qu’ils accumulent des expériences académiques significatives, à leur faire confiance et à s’épanouir grâce à ces signaux. Au fur et à mesure que les apprenants acquièrent des compétences émotionnelles, les activités émotionnelles non pertinentes pour la tâche peuvent s’estomper et laisser place à des expériences d’apprentissage émotionnelles activement engageantes. »

D’incitateur d’émotions à chef d’orchestre neuronal

Nous sommes des êtres sociaux et l’acquisition de connaissances académiques implique d’intégrer émotion et cognition dans un contexte social, comme l’a souligné le tandem Immordino-Yang et Faeth. Nous ne pouvons donc plus envisager les stratégies d’enseignement en nous basant uniquement sur la dimension individuelle de l’apprenant. Il faut aussi aborder ce dernier comme un être social qui apprend en interaction avec autrui, y compris lorsqu’il se retrouve « seul » devant son ordinateur (voir L’apprentissage numérique sous l’angle des neurosciences affectives et sociales). Olivier Houdé mentionne à ce propos la recherche de Suzanne Dikker et ses collègues (2017), dans le cadre de laquelle les chercheurs ont suivi des étudiants de lycée dans leur cours de biologie durant tout un semestre. En plus de se soumettre à l’enregistrement de leur activité cérébrale, les étudiants ont eu à évaluer la pédagogie de leur professeur, leur niveau de concentration durant le cours ainsi qu’à donner leur appréciation de leurs collègues et du travail de groupe.

« Outre l’équilibre individuel (homéostasie, émotion et motivation propres), [cette] recherche scientifique récente montre combien l’engagement collectif synchrone et motivé des cerveaux des élèves est aussi important à l’équilibre de la classe (Dikker, 2017). […] Les résultats ont révélé que plus les élèves appréciaient le cours et la pédagogie de leur professeur, plus leurs activités cérébrales étaient synchrones, c’est-à-dire mobilisant les mêmes ondes aux mêmes moments », explique Houdé, pour qui « un bon prof, emportant l’adhésion des élèves, est un véritable chef d’orchestre neuronal! »

Cette étude confirme du même coup une hypothèse fort ancienne concernant le travail de groupe, montrant que les neurosciences ne s’inscrivent pas toujours en faux des intuitions qui ont construit la pédagogie au fil du temps, et qu’elles peuvent au contraire permettre de les valider.

« De plus, deux autres facteurs [dans cette étude] étaient associés à une meilleure synchronisation des cerveaux : être ami ou proche d’un élève (à condition d’avoir interagi avec lui pendant la classe ou juste avant) et accorder de l’importance aux activités de groupe. Cette étude est la toute première à mesurer l’EEG d’un groupe d’élèves en conditions réelles et à démontrer une synchronisation de leurs cerveaux dans la réalité pédagogique de la classe, pour une résonnance cognitive (un cours de biologie). Les neurosciences sociales contemporaines confirment l’intuition tant de Socrate que de Freinet (en passant par Montaigne) quant aux vertus pédagogiques du travail de groupe », explique l’ancien professeur aujourd’hui spécialiste du développement cognitif et de l’apprentissage.

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À l’aune de tous ces fascinants constats sur le rôle et l’importance des émotions et de la dimension sociale dans l’apprentissage, on ne peut qu’être motivé à porter un regard nouveau sur ce processus ainsi que sur la posture des apprenants, mais surtout de l’enseignant. Si l’apprenant a tout intérêt, alors qu’il jongle avec les connaissances, à se mettre dans un état d’esprit qui lui permette d’être à l’écoute de ses subtils signaux émotionnels, l’enseignant lui, en plus de transmettre son savoir académique, doit veiller à endosser ses rôles d’incitateur d’émotions et de chef d’orchestre neuronal. Heureusement, des experts en neurosciences et en pédagogie comme Mary Helen Immordino-Yang, Matthias Faeth et Olivier Houdé proposent plusieurs stratégies concrètes à mettre en pratique pour que tous ces apprentissages trouvent une résonnance chez les apprenants, qu’ils aient un sens. Il ne reste plus qu’à les explorer et les faire essaimer.

Sources :

  • Immordino-Yang, Mary Helen; Singh, Vanessa, “The Role of Emotion and Skilled Intuition in Learning”, dans Emotions, Learning, and the Brain: Exploring the Educational Implications of Affective Neuroscience, New York, W.W. Norton & Company Inc., p. 93-105, 2016.
  • Houdé, Olivier, « L’école du cerveau : De Montessori, Freinet et Piaget aux sciences cognitives », Collection Le livre de poche. Document, LE LIVRE DE POCHE, 184 pages, 2021.

Note : Les citations ont été traduites en traduction libre

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En complément :

Neurosciences cognitives, affectives et sociales

Les neurosciences sont un champ multidisciplinaire qui se penche sur l’étude du système nerveux, des neurones au comportement, et qui fait appel à un vaste éventail de disciplines, allant de la biologie à la chimie en passant par les mathématiques et l’informatique. Ce domaine se décline lui-même en plusieurs branches ou sous-disciplines dont font partie les neurosciences cognitives, affectives et sociales. Les neurosciences cognitives allient les neurosciences aux sciences cognitives, dont la psychologie et la psychiatrie, afin de comprendre davantage les fonctions et dysfonctions des systèmes neuronaux impliqués dans le comportement et la cognition. Elles recourent aux tests neuropsychologiques, aux tâches cognitives et à la psychophysique, mais aussi aux techniques d’imagerie cérébrales les plus sophistiquées pour tenter de percer les mystères des fonctions mentales supérieures (perception, mémoire, langage, etc.). Les neurosciences affectives quant à elles s’intéressent au comportement des neurones en relation avec les émotions, alors que les neurosciences sociales visent à comprendre des processus et des comportements sociaux à travers des mécanismes biologiques.

Catherine Meilleur

Auteure:
Catherine Meilleur

Stratège en communication et Rédactrice en chef @KnowledgeOne. Poseuse de questions. Entêtée hyperflexible. Yogi contemplative

Catherine Meilleur possède plus de 15 ans d’expérience en recherche et en rédaction. Ayant travaillé comme journaliste, vulgarisatrice scientifique et conceptrice pédagogique, elle s’intéresse à tout ce qui touche l’apprentissage : de la psychopédagogie aux neurosciences, en passant par les dernières innovations qui peuvent servir les apprenants, telles que la réalité virtuelle et augmentée. Elle se passionne aussi pour les questions liées à l’avenir de l’éducation à l’heure où se pointe une véritable révolution, propulsée par le numérique et l’intelligence artificielle.