Nous avons traité dans un article précédent de l’effet Pygmalion, un biais cognitif qui peut s’immiscer dans la relation enseignant-apprenant et avoir des effets non négligeables sur l’apprentissage. Or, sur les quelque 250 biais cognitifs connus à ce jour, il ne s’agit pas du seul qui mérite une attention particulière en éducation. En voici trois autres redoutables : le biais de l’angle mort de polarisation, l’effet de halo et la malédiction de la connaissance.

Le biais de l’angle mort de polarisation

Aussi appelé le Blind Spot ou « biais de la tache aveugle », le biais de l’angle mort de polarisation évoque ce biais visuel que nous avons tous : une zone de notre rétine étant dépourvue de photorécepteurs, donc aveugle, c’est notre cerveau qui complète la portion visuelle manquante. En termes de biais cognitifs, le biais de l’angle mort de polarisation consiste à remarquer l’impact des biais cognitifs bien mieux sur le jugement d’autrui que sur le sien. En réalité, nous sommes tous aussi susceptibles de nous faire berner par des biais cognitifs…

L’un des phénomènes à l’origine de ce biais serait la grande valeur que l’on accorde, en général, à l’information provenant de l’introspection (Pronin et Kugler, 2007). Cela fait en sorte que lorsqu’on évalue nos propres perceptions, on tend à accorder plus de crédit aux informations qui proviennent de nos pensées que de nos actions, alors qu’on fait le contraire lorsqu’on juge les autres, en donnant davantage d’importance à leurs gestes qu’à leurs pensées, et ce, même si on connaît ces dernières.

Ce phénomène appelé « illusion de l’introspection » est dû au fait que, pour notre bien-être psychologique, on cherche à maintenir une bonne image de soi et ainsi, l’idée que nos jugements puissent ne pas être rationnels, surtout lorsqu’on est convaincu qu’ils le sont, entache cette image positive que nous cultivons de nous-même. Ce phénomène est aussi amplifié par la nature inconsciente des biais cognitifs : un effort d’introspection ne nous aide pas forcément à contrer un biais cognitif et nous sommes enclins à interpréter cette absence d’information provenant de l’introspection comme une preuve d’absence de biais cognitif (Pronin, 2008).

En contexte d’éducation, le biais de l’angle mort de polarisation peut faire en sorte qu’un enseignant adopte à l’égard des apprenants un comportement allant dans le sens de certaines idées reçues qu’il ou elle sait pourtant erronées et qu’il ou elle n’appliquerait pas à sa propre personne. On peut, par exemple, penser à ces stéréotypes voulant que le sexe masculin soit plus doué pour certains types d’apprentissages (mathématiques, sciences, sports, etc.) et le sexe féminin pour d’autres (lecture, écriture, sciences humaines, etc.); ou encore à ceux voulant que les personnes de certaines origines soient « naturellement » plus fortes dans certaines matières, par exemple, les Asiatiques en mathématiques et en sciences.

L’effet de halo

Aussi connu comme « l’effet de notoriété » et « l’effet de contamination », l’effet de halo se manifeste lorsqu’on se construit une impression générale d’une personne à partir d’une seule caractéristique que l’on perçoit chez elle. Si l’on juge cette caractéristique comme étant positive, on aura tendance à percevoir ou à imaginer ses autres caractéristiques comme étant également plus positives; et, au contraire, si l’on évalue cette caractéristique comme étant négative, on sera alors plus enclin à imaginer ou percevoir ses autres caractéristiques comme étant aussi plus négatives. L’effet de halo a non seulement une incidence sur notre perception de l’autre, mais aussi sur nos attentes à son endroit.

Un exemple classique de cet effet de halo : la beauté. Une étude américaine menée dans les années 1970 auprès d’enseignants du primaire a donné des résultats parlants à ce propos (Clifford et Walster, 1973). Ces enseignants se voyaient présenter des photos d’enfants à partir desquels ils devaient se prononcer sur les trois aspects suivants : leur intelligence, leurs chances de réussir et l’importance de l’implication de leurs parents dans leurs activités scolaires. Il en est ressorti qu’un enfant jugé « beau » par les enseignants était présumé plus intelligent, plus susceptible de réussir en classe et ayant des parents plus impliqués dans ses activités scolaires qu’un enfant jugé moins beau.

Pour faire en sorte que tous les apprenants aient les mêmes chances de réussir, les enseignants doivent se méfier de cet effet de halo qui peut influencer leur façon d’interagir avec leurs élèves ou étudiants ainsi que l’évaluation de leurs performances. Corriger les travaux et examens implique en effet d’émettre un jugement sur les performances des apprenants (Durand et Chouinard, 2012) et tout jugement est malheureusement susceptible d’être biaisé (voir Les 3 vitesses de la pensée). Dans ce dernier cas, lorsque possible, privilégier des corrections à l’aveugle en demandant aux apprenants d’identifier leurs travaux et examens par leur numéro de matricule plutôt que par leur nom peut être une solution. Par ailleurs, l’effet de halo peut aussi avoir pour source l’aspect de la présentation d’un travail. À moins que ce critère ne fasse l’objet d’une évaluation, on peut réduire les risques de l’effet de halo dans un tel cas en demandant à ce que les travaux soient présentés de manière uniforme.

La malédiction de la connaissance

Malgré un nom qui peut susciter l’interrogation, la malédiction de la connaissance n’est pas un biais cognitif très sorcier à comprendre ni à reconnaître… Du moins, chez les autres! Ce biais se manifeste par la difficulté, lorsqu’on a acquis des connaissances particulières, de se mettre à la place d’une personne qui n’a pas ce savoir. On a tous en tête l’image du savant ou de l’expert qui parle de son domaine dans un jargon hyperspécialisé incompréhensible pour le commun des mortels. Cette difficulté à vulgariser ses connaissances, si elle est la conséquence la plus évidente de ce biais cognitif, n’est toutefois pas la seule. La malédiction de la connaissance — aussi appelée « trop-plein de connaissances » — peut entraîner chez ceux qui en sont victimes des difficultés à comprendre les réalités des non-experts et à anticiper les réactions de ces derniers dans le domaine d’expertise en question. Ce biais peut même les empêcher d’avoir l’attitude nécessaire pour finir par gagner l’adhésion des non-experts à leur savoir ou à leur cause.

Plus on intègre de connaissances dans une discipline et plus on en parle de manière abstraite, à moins de faire un effort conscient de vulgarisation — et encore… cette capacité à rendre accessibles des connaissances complexes n’est pas donnée à tous et demande souvent un important travail de réflexion en amont. Même si les enseignants sont formés pour développer leurs compétences en vulgarisation, l’acte d’enseigner multiplie inévitablement les risques de tomber dans le piège de la malédiction de la connaissance.

Certains facteurs peuvent fragiliser encore davantage la vigilance du « maître » face à ce biais; par exemple, le fait que les étudiants soient plus âgés, qu’ils aient un niveau de scolarité supérieur ou qu’ils étudient dans un domaine très spécialisé peut inciter l’enseignant à faire moins d’efforts de vulgarisation qu’il serait en réalité souhaitable. Dans un tel contexte, certains apprenants peuvent avoir l’impression qu’ils n’ont pas ce qu’il faut pour comprendre la matière ou même pour faire carrière dans ce domaine qui aurait pu les intéresser, mais qui leur paraît désormais hermétique et hors de portée. Vu les effets malheureux que peut avoir ce biais cognitif sur le parcours des apprenants, tout enseignant doit être conscient qu’il peut, malgré sa formation de vulgarisateur, être lui aussi en proie à cette malédiction de la connaissance… Le savoir est un premier pas pour conjurer le mauvais sort!

Catherine Meilleur

Auteure:
Catherine Meilleur

Rédactrice de contenu créatif @KnowledgeOne. Poseuse de questions. Entêtée hyperflexible. Yogi contemplative

Catherine Meilleur possède plus de 15 ans d’expérience en recherche et en rédaction. Ayant travaillé comme journaliste, vulgarisatrice scientifique et conceptrice pédagogique, elle s’intéresse à tout ce qui touche l’apprentissage : de la psychopédagogie aux neurosciences, en passant par les dernières innovations qui peuvent servir les apprenants, telles que la réalité virtuelle et augmentée. Elle se passionne aussi pour les questions liées à l’avenir de l’éducation à l’heure où se pointe une véritable révolution, propulsée par le numérique et l’intelligence artificielle.